« Bonsoir à tous, désolé de vous déranger, voilà moi c’est Fred j’ai 43 ans et je suis au chômage, si je viens vers vous ce soir c’est pour vous demander votre aide… ». Les informations varient, le style aussi, l’accentuation, certains mots, certaines expressions diffèrent, mais le message est toujours le même. C’est une demande faite aux voyageurs pour qu’ils fassent preuve d’une certaine générosité et qu’ils donnent quelques pièces, un ticket restaurant pour subvenir, pour manger ou pour trouver un endroit où passer la nuit. La mendicité dans les wagons de métro est une forme de mendicité qui est radicalement différente des autres types de mendicité présents dans l’espace urbain. Elle diffère en effet du simple SDF qui mendie dans la rue, et qui reste à un point fixe pour demander de l’argent, parfois en jouant de la musique, en vendant quelques bricoles, ou en rajoutant une pancarte pour expliquer sa situation et pour inciter le passant à donner. La mendicité dans les wagons du métro est ainsi différente parce que l’individu qui demande de l’argent va se déplacer là où les gens se trouvent, et surtout il va aller à leur rencontre pour déclencher l’acte de générosité au lieu de seulement attendre.
On observe que toutes les personnes qui mendient dans les wagons du métro semblent être exclues, en marge du système capitaliste traditionnel. Pourtant si l’on se penche de plus près sur leur méthode, leur manière de faire, on remarque qu’elles épousent les codes du capitalisme, ou que du moins elles s’inspirent du système qui les a exclues.
Le fonctionnement de ce type de mendicité est calqué sur le principe de marketing. Le marketing peut être défini comme l’ensemble des moyens d’action utilisés par les organisations pour influencer les comportements des consommateurs. Vous devez sans doute vous dire qu’il n’existe aucun lien entre le processus de marketing et celui de mendicité dans le métro. Et pourtant si l’on se penche un peu plus sur le fonctionnement de cette mendicité on remarque que le sans-abri rentre dans un wagon, dit un discours puis passe entre les voyageurs pour demander de l’argent. Il ne reste que le temps du voyage entre deux stations, et a donc un temps limité pour parler et recevoir de l’argent, il doit susciter en un temps limité la pitié des voyageurs pour que ceux-ci lui donnent quelque chose. Le mendiant produit donc en quelque sorte un message publicitaire, puisque son discours doit convaincre, se différencier des autres discours de ses concurrents (les autres sans-abris qui mendient dans le métro), et non pas donner envie d’acheter comme le fait la pub, mais plutôt de susciter l’envie de donner de l’argent. La méthode se base comme la publicité sur un élément fondamentale. La pub se base sur le désir qu’elle doit susciter, l’envie d’acheter, tandis que la mendicité se base sur la pitié qu’elle doit créer et qui doit engendrer un don de la part du voyageur. Le sans-abri n’est pas dupe, il sait que comme dans un système capitaliste il doit faire face à une rude concurrence, et doit donc personnaliser, cibler, innover au maximum pour que son discours se démarque de celui de ses concurrents, ce qui explique l’extrême variété des discours alors qu’ils poursuivent tous le même but, tout comme il y a une diversité presque infinie dans la publicité. L’objectif du mendiant, c’est le voyageur, qui a déjà entendu 5 stations auparavant un concurrent qui faisait la manche, accepte malgré tout de lui donner de l’argent. Le mendiant doit donc convaincre le plus rapidement possible et rationaliser chacun de ses mots, de ses intonations de voix pour susciter la pitié. Les techniques sont variées et dresser une liste ou une typologie n’aurait pas d’intérêt par sa non-exhaustivité. On voit donc en quoi les mendiants épousent les pratiques du marketing et du message publicitaire que l’on entend à la radio ou à la télévision et qui doit susciter chez nous un désir d’acheter dans un temps et un espace limité.
On remarque aussi que le mendiant organise son activité comme un capitaliste, qui peut sous bien des aspects ressembler à un travail. En effet, il diffère du simple mendiant qui reste inactif dans la rue à attendre la charité. Celui-ci commence à travailler, à aller de wagons en wagons, de lignes en lignes le matin, en même temps que ceux qui vont travailler, puis continue son activité jusqu’à la fin de la journée. Il semble ainsi avoir une organisation, un planning de travailleur, de salarié indépendant. J’ai ainsi pu remarquer une fois, alors que je rentrais du travail et que les gens de mon wagon aussi, un mendiant nous demander de l’argent. Chose rare, j’ai compris que nous étions son dernier wagon de la journée, comme le dernier appel que passe un conseiller, la dernière note que rédige un cadre, le dernier dossier que classe une secrétaire. Je l’ai en effet vu sortir du métro avec nous autres capitalistes et citoyens du système, il a pris le même chemin que moi et s’est retrouvé au carrefour du coin à faire les courses après sa journée de labeur, comme tous les autres travailleurs. Ces mendiants qui viennent dans le métro, qui se déplacent toute la journée semblent représenter le haut du panier de la hiérarchie des sans-abris, ce sont en effet ceux qui semblent les plus actifs, les plus travailleurs dans le sens où ils ont une activité régulière et précise obligatoire pour leur survie. Cela ne semble pas trop différer d’autres métiers, si ce n’est que les mobilités et les méthodes sont différentes. Ces mendiants me font penser parfois à des commerciaux qui démarchent les entreprises par téléphone pour vendre leurs produits, ils doivent capter l’attention de l’interlocuteur et lui donner envie d’acheter, quitte à ce qu’on lui raccroche au nez plusieurs fois par jour. Le mendiant du métro démarche aussi les gens pour qu’ils donnent quelque chose, et cela malgré les refus qu’il peut essuyer à chaque wagon.
Enfin, l’organisation de leur activité suit aussi les codes du capitalisme pur et dur, car ils doivent nécessairement étudier les lignes du métro qui sont les plus rentables, où la mendicité fonctionne mieux, la 9 plus que la 13, la une plus que la 4. Mais aussi les horaires, 9h plutôt que 7h, 18h plutôt que 15h, pour éviter ainsi les heures creuses et pour intervenir aux moments où les gens sont le plus à même de donner et de se montrer généreux, réceptif. Notre mendiant ne fait ni plus ni moins qu’une étude de marché pour voir comment gagner plus, comment cibler sa clientèle, vendre au maximum son produit. En choisissant l’heure et le lieu, il agit comme un publicitaire qui cherche à savoir à quel moment son slogan aura le plus d’impact sur le consommateur. De plus, il rationalise ses actions pour qu’elles soient le plus efficace possible pour qu’elles rapportent le plus. Ainsi ai-je surpris un jour un mendiant dire, non sans une certaine ironie bien sûr, qu’il devrait investir dans un dictaphone pour éviter d’avoir à répéter quotidiennement le même discours plusieurs centaines de fois. Comme quoi même la robotisation, la modernisation, où le principe de réinvestissement des bénéfices guette le travail de mendiant, qui est une activité qui n’échappe pas aux transformations subies par les activités purement capitalistes.
On remarque donc aisément que les mendiants qui viennent vous demander de l’argent dans les wagons du métro bien qu’exclus du système capitaliste ne le rejettent pas intégralement et s’en inspirent même dans leur activité. S’il est intéressant de dresser un parallèle entre cette mendicité et notre système économique c’est pour montrer à quel point ces hommes et femmes ne sont pas si différent de nous et de nos activités. Il faut donc s’intéresser un peu plus à eux, ou du moins tenter de les considérer autrement. Ils cherchent à s’en sortir et ne doivent pas être perçus comme des « parias ». Ce sont au contraire des individus qui se rapprochent du travailleur lambda, et qui ne demandent que de l’attention. A défaut de donner de l’argent, donner un sourire, ou prendre le temps d’écouter leur discours pour le décortiquer, le comparer avec les autres permet à la fois de donner de l’attention à ces hommes et femmes démunis et ainsi éviter l’indifférence. Et cela permet aussi de les appréhender différemment. Alors que beaucoup considèrent cela comme une gêne, une intrusion dans leur espace privé, se sentant ainsi gêné par ces discours, il est intéressant pour tous de reconsidérer ces individus et leur activité, d’intellectualiser ce qui nous semble dénué de sens et de matière afin de comprendre davantage le monde et les hommes qui nous entourent.
Marceau Vassy
Tout est mendicité.
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