Je ressors de la dernière exposition du Palais de Tokyo perplexe. A défaut d’avoir fait une expérience artistique j’en ai fait une sociologique. Les installations sont affligeantes, voire inexistantes, mais j’ai ce matin attesté un réel mépris du grand public.
Mépris par qui ? Par tous, du joyeux club des initiés à l’art, à l’enorgueilli commissaire d’exposition, en passant par le critique incritiquable ou encore le galeriste du Marais qui ne tardera pas à vous proposer, sans doute dans un ou deux mois, une œuvre signée George Henry Longly et chiffrée à 6 zéros. Comment, vous ne connaissez pas George ? Moi non plus, lui non plus, et en fait personne ne le connaît. Mais est ce important ? Non, et c’est même l’effet souhaité : faire comprendre au grand public qu’il est con. Le mot est fort mais il est à la hauteur des prétentions des commissaires de cette exposition. On pourrait même aller plus loin en parlant de la vanité du Marché de l’Art plus généralement, à quelques exceptions près qui sont d’autant plus louables.
Mais qui est donc ce grand public ? Car en effet, nous ne pouvons pas parler du public en général mais bien de plusieurs publics, socialement et culturellement différenciés. Cette distinction est capitale, les chiffres de l’Insee (1) soulignent en effet qu’en 2012, alors que 69% des cadres supérieurs disent avoir été au musée dans les douze derniers mois, seulement 20% des ouvriers et 32% des employés peuvent affirmer de même. Cette extrême inégalité devant l’accès à la culture est mise en lumière dans les années 60 par Bourdieu dans son formidable ouvrage L’Amour de l’Art. Le sociologue dénonce ici l’illusion de la transparence du regard, personne n’a la faculté, comme par une grâce de l’ordre de mystique d’être sensible à l’Art. Bourdieu modélise alors une barrière invisible et infranchissable pour ceux à qui l’on n’aurait pas inculqué ces dispositions culturelles. (2)
Mais n’en déplaise à Bourdieu, il ne semble pas pertinent de définir le grand public en termes de strate sociale, ce serait faire de trop gros raccourcis. Non, le grand public désigne à mes yeux tous ceux n’ayant pas eu la chance de recevoir une éducation culturelle, quelle qu’elle soit. Et nous retrouvons de ces personnes dans tous milieux sociaux. Il suffit d’observer les nouveaux milliardaires qui, une fois leurs besoins primaires assouvis et alors qu’ils n’entendent rien aux choses de l’Art achètent, ou plutôt font acheter, à des prix astronomiques, des horreurs, qui se retrouveront bien souvent placées dans des coffres suisses. Et ne venez pas me dire qu’il ne s’agit là que d’une question de goût ; le Marché de l’Art sait produire ce qu’il y a de plus beau mais aussi ce qu’il y a de plus laid. A contrario, les classes populaires sont tout à fait capables de sensibilité face à l’Art, quand on fait l’effort d’instruire et d’expliquer sans dénaturer du moins.
C’est ce public non instruit qui est aujourd’hui méprisé. On le prend pour un pauvre d’esprit, on lui offre à voir des expositions consommation. Il se réjouira alors d’y retrouver Impression Soleil Levant et des soupes Campell qu’il aura vaguement étudiés à son brevet d’Histoire de l’Art ou aperçu sur une pub dans le métro. Il en sort content, vous explique qu’il a vu du Picasso alors qu’il a en réalité vu du Pissaro, et que Wahrol et ses couleurs pop « c’est quand même vachement sympa ».
Les commissaires, après avoir soutiré 11 euros au pauvre visiteur, se gausseront, du haut de leur bâtiment signé Gehry ou Nouvel, de le voir ressortir encore plus imbécile qu’il n’y est rentré. Mais après tout, à chaque strate de public correspond un type de production artistique, pourquoi espérer d’eux qu’ils comprennent quelque chose de plus grand ? Car oui, il y a plus grand que du Wahrol et plus profond que trois néons de Bruce Nauman. Vous l’aurez deviné, j’ai divergé vers la dernière et navrante exposition de la Fondation Vuitton.
Le grand public ne mériterait même pas d’approcher du Duchamp, que voulez vous qu’il saisisse ? Et puis le dernier Tchekhov en langues des signes russe au théâtre de l’Odéon, en ont-ils seulement décelé les jugements acerbes sur la conversion des soixante-huitards au libéralisme ?
Si le visiteur ressort satisfait, c’est au moins ça de pris : il n’aura pas tout à fait perdu ni son temps, ni son argent. Vous vous demanderez alors où est le lamentable dans tout ça.
Je déplore une autre situation, celle où le visiteur ressort sans n’avoir rien compris à l’exposition, celle où il ressort en se promettant de ne plus jamais remettre les pieds dans un musée tant il ne s’est senti à sa place, entouré des ces cartels pompeux et de hipster venant user leurs Veja flambantes neuves.
Je déplore la situation qui est la nôtre : les musées ne font que renforcer le sentiment d’exclusion et l’effet de classe.
Où sont passés les idéaux d’André Malraux quand, dans un souci de démocratisation du public de l’Art, il ouvrait les premières Maisons de la Culture dans les années 60 ? Il se retournerait dans sa tombe s’il voyait cette exposition du Palais de Tokyo ou s’il lisait le cartel ci-dessous au Musée d’Art Moderne de Paris de l’exposition de Patrick Toscaniz à côté d’un verre de lait :
Faire croire au public qu’il doit voir du beau là où il n’y en a pas, qu’il y a une dénonciation là où il n’y a qu’une adaptation douteuse d’un énième metteur en scène biberonné au Mesguich, lui faire avaler qu’un Balloon Dog peut valoir 58 millions de dollars, n’est ce pas là le véritable mépris ?
Tout ce beau monde, flânant entre la FIAC, la TEFAF et la Beirut Art Fair, semble avoir oublié que le public n’est pas un élément contingent du marché de l’Art. L’Art a véritablement besoin du public pour le faire exister, dès lors, pourquoi mépriser celui qui les fait vivre ? À quand un retour au mécénat de la Renaissance ? Aux Salons du XVIIIème où l’artiste créait pour la satisfaction de son public, était à son écoute plutôt que d’imposer une vision, sa vision ? Loin de demander une aliénation de l’artiste envers son public, je demande un respect de celui-ci. Arrêtons de le prendre pour un con.
GCA
(2) Nathalie HEINICH, « SOCIOLOGIE DE L’ART »
Excellent !
Chaque époque a ses pompiers,
la nôtre bénéficie d’une caserne de cuistres…
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