« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » disait Blaise Pascal. Il y a quatre siècles, ce philosophe nous faisait comprendre par cette pensée quelque chose d’essentiel : l’Homme cherche perpétuellement à occuper son temps d’une myriade de futilités afin d’éviter de penser à la complexité de sa condition, à sa petitesse, à la mort. Son malheur provient de ce qu’il ne parvient pas à laisser son esprit errer là où son confort est absent, là où il risque de rencontrer les démons de sa condition. Alors pour ne pas faire face à ses idées noires, à l’infini de l’esprit qui risquerait de l’étourdir, l’Homme ruse : il s’occupe. Il occupe son temps pour ne pas avoir à le penser, pour que son écoulement soit le moins désagréable possible, il enferme ainsi dans les tiroirs de l’oubli ces questions existentielles, sauvé par ses loisirs et ses divertissements.
Que dirait donc Pascal aujourd’hui s’il lui était donné l’opportunité de nous juger depuis sa tombe ? Que dirait-il à l’humain du XXIème siècle qui préfère un petit tour sur Instagram plutôt qu’un petit tour dans le fond de sa tête ?
Certes il ne serait pas difficile d’imaginer sa primo-réaction et son blâme sur notre société et notre temps, mais il ne considérerait pas pour autant que l’Homme de son époque valait mieux que celui d’aujourd’hui. Laissons à la droite traditionaliste ce brillant postulat : c’était mieux avant. Car Pascal, en tant que philosophe, connaît l’intemporalité des vicissitudes humaines. Bien que l’époque ne soit pas la même, que des progrès ont été réalisés, que le « développement » soit en marche accélérée depuis des siècles ; il serait absurde de penser que l’homme du XVIIème diffère en son for intérieur de celui du XXIème. Il ne jugerait donc pas les formes qui, elles, varient au gré du temps, mais davantage le fond qui lui n’a pas changé.
Ce qui attirerait l’attention de Pascal, c’est la prouesse de notre époque, parvenue à pousser au paroxysme le loisir, le divertissement. Bien sur l’Homme n’a pas attendu la télévision ou internet pour se divertir, le Romain allait déjà au cirque, le noble à la chasse, et ce dans le même but. La différence de notre époque résulte dans sa totalitarisation du concept de loisir. Cette société se base sur la nécessité de s’amuser, de se divertir, d’occuper son temps et son esprit afin qu’à aucun moment celui-ci ne puisse divaguer. L’être sort de la caverne dans laquelle il se trouve prisonnier.
Historiquement, il est aisé observer que la révolution industrielle marque un changement primordial dans la conception qu’a le peuple du divertissement. Auparavant, il n’existait pas de véritable frontière entre le travail et le loisir, entre l’espace professionnel et privé. La journée se voyait clairsemée d’interludes où les gens pouvaient cesser pendant un moment leurs travaux pour vaquer à autre chose. La rationalisation du temps de travail, ses horaires, ses lieux délimités, a pour conséquence de dissocier le travail du loisir. On enferme l’ouvrier dans l’usine, lui impose des jours d’activité, des horaires à respecter. Le loisir, qui pouvait survenir auparavant à divers moment d’une journée, qui n’était pas aussi structuré par les cadres rigides du capitalisme va à présent intervenir dans un temps déterminé : celui où l’on ne travaille pas. Une frontière imperméable va se construire entre l’activité de travail et le divertissement du travailleur. L’industrialisation, qui fragmente le temps et l’espace, crée donc par la même occasion du temps pour la consommation. Ce constat amène T. Adorno et M. Horkheimer à formuler cette idée dans La production industrielle des biens culturels : Dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail. Il est recherché par celui qui veut échapper au processus du travail automatisé pour être de nouveau en mesure de l’affronter. Le temps où l’on ne travaille pas doit être un temps où l’on consomme du divertissement, l’on passe de travailleur à consommateur.
En comprenant cette évolution, se dessine un glissement vers une société où les gens travaillent, puis, pour oublier leur labeur, pour se changer les idées, vont consommer du divertissement. L’aboutissement ultime de ce processus semble être le smartphone qui a permis de faire tenir dans la poche d’un Homme le loisir et la consommation ce qui ne fait qu’aggraver le constat de Blaise Pascal. Ainsi, dès la sortie du bureau, le forçat du XXIème siècle peut déjà meubler son esprit grâce à des jeux, des vidéos, des séries, des réseaux sociaux. La notion d’ennui que l’Homme cherche à réduire au maximum semble à présent définitivement anéantie. Les non-temps, où l’humain se voit obligé d’attendre, sont à présent pollués par la nécessité absolue de faire quelque chose, que le vide qui l’entoure soit rapidement rempli par du contenu. La rue ne devient plus cet espace propice à l’évasion, à quelques contemplations, mais bien une peur du vide. Thomas Schauder, philosophe contemporain décrit bien ce vice : Au lieu de « ne rien faire », nous ne « faisons rien » : nous occupons notre temps au lieu de prendre le temps de nous poser des questions, de penser, de contempler , de nous laisser aller à l’émerveillement. Nous nous « vidons la tête » au lieu de la remplir de tout ce qui pourrait donner un sens à nos actions. Blaise Pascal serait sans doute amusé de voir que même dans sa chambre, dans son lit, l’Homme utilise le temps où il est sensé trouver le repos pour consommer à nouveau du divertissement. A l’entrée de notre grande et belle société, un écriteau sur le portail doré : non pas l’ironique «Arbeit macht frei» («Le travail rend libre»), mais un slogan tout autre et tout aussi pervers «Verbrauchen macht frei» («Consommer rend libre»).
Pascal avait perçu cette faiblesse inhérente à notre condition, cette peur de voir notre pensée hantée par l’angoisse de la mort, cet effroi engendré par l’ennui. L’Homme du XXIème siècle comme celui du XVIIème ne peut donc rester dans sa chambre à ne rien faire, il est incapable de laisser le temps l’ennuyer, il semble obligé de faire quelque chose. Le problème de notre époque résulte donc dans le fait que la structure de la société industrielle ainsi que ses nouveaux outils ne font que pousser davantage l’Homme dans cette direction, rendant chaque jour plus vrai ce constat énoncé par Pascal il y a quatre siècles.
Alors que faudrait-il faire ?
Jeter un peu plus souvent son smartphone au fond de son sac, tuer certaines habitudes néfastes consistant à dégainer cette arme contre l’ennui dès que celui-ci semble se profiler. Consommer peut-être moins et différemment toutes ces choses qui nous sont proposées, se dégager du temps pour penser, savoir regarder ce qui nous entoure : contempler les choses, les gens. Il apparaît nécessaire de réapprendre à faire des trajets en métro, en voiture, à pied sans ressentir le besoin intrinsèque de regarder un écran ou d’écouter de la musique. Réapprendre l’ennui, savoir se poser quelque part, sur une terrasse d’un café, dans son salon, sur le banc d’un parc sans nécessairement chercher à meubler le vide matériel par du loisir, par quelque chose à faire. Prendre un livre dans son sac, ne plus avoir peur de toutes ces questions, de toutes ces idées qui stagnent dans notre esprit sans trouver de réponses ou de cases dans lesquelles se ranger.
Accepter de ne rien faire pour enfin faire quelque chose.
Marceau Vassy