[Contre-Tribune] Non, le modèle social français ne suffoque pas de lui-même !

(Nous rappelons que les opinions de nos contributeurs n’engagent qu’eux et ne lient en aucun cas la rédaction de la Pravd’Assas, ndlr)

 

L’article « Gilets jaunes, la fin d’un rêve français » avait bien commencé. Il a, à mon sens, moins bien terminé, ce qui méritait une réponse.

 Par une analyse qui mettait tout le monde d’accord, le songeur (désignons-le ainsi puisqu’il vient de se réveiller) décrivait les flagrantes contradictions des gilets jaunes. C’est à dire, plus d’Etat, un service public plus performant tout en réduisant les charges sociales, les taxes et les impôts. Difficile d’être en désaccord avec un tel constat. Surgit alors ce doute terrible : Faut-il passer la barrière de l’ultra-libéralisme qui permettrait une pseudo-augmentation du pouvoir d’achat ou bien les français ne sont-ils pas prêts ?

C’est ainsi que sournoisement, quelques petites phrases très libérales se sont glissées dans le propos : « Un pays socialiste pendant trop longtemps », « Un citoyen qui s’est habitué à être aidé » Conclusion finale : L’Etat-providence serait trop provident. En réduisant le pouvoir d’achat par le biais de la redistribution, le modèle social français serait lui-même responsable de la crise des gilets jaunes, du chaos naissant.  Résumée de façon un peu plus simpliste, on pouvait lire entre les lignes « Des sous, des sous et encore des sous, l’Etat nous prend trop, c’est la faute aux socialistes ».

Bien qu’à l’heure actuelle certains médias n’apportent pas beaucoup d’éléments de réflexion, que j’ai trouvé peu de réponses à mes questionnements personnels, je n’avais pas encore eu l’occasion de lire un raisonnement qui occultait autant toute une complexité sociale. Nuit trop douce peut-être ?

Les violences auxquelles nous assistons dans les rues de Paris, dans les métropoles régionales et dans les plus petites villes de province ne se résument pas à une histoire de taxe de carburant. Elles ont dépassé ce stade. Elles prennent racines, dans ce que les grecs redoutaient le plus, ce qu’ils appelaient Stasis. Par ce terme, on désigne une crise morale, politique et sociale qui déchire le corps social, oppose les Eupatrides (les « biens-nés ») aux moins aisés. De cette crise résulte le chaos, chaos dont sortira victorieux le Tyran.

Les inégalités sont alors pour les grecs la cause de la rupture de la cohésion sociale. En laissant entendre que le socialisme est la cause de tous les maux, que les français ne sont pas prêts au libéralisme, unique remède à la crise du pouvoir d’achat, notre auteur évince toute la question des inégalités sociales.

Qu’observons-nous dans notre pays ? Une hausse des revenus croissante du haut de l’échelle sociale face à une paupérisation de la classe moyenne. Des titres de journaux qui font frissonner « 8 personnes détiennent 50% de la richesse de la planète ». Dès lors que le pauvre a le sentiment d’être toujours plus pauvre et que le riche est de plus en riche, il ne reste qu’une colère sommeillante dont l’éruption sera brûlante.

Le phénomène des gilets jaunes naît dans la France périphérique car il est là où la taxe du carburant impacte le plus. Dans des lieux peu connectés, en marge des réseaux de transport, les automobiles sont le seul moyen de déplacement possible. Si bien qu’une partie du salaire passe dans les kilomètres à faire… pour obtenir son propre salaire ! Un SMIC et des kilomètres à faire, c’est beaucoup. Un SMIC, des kilomètres à faire et une taxe, c’est beaucoup trop. Ajoutez à cela la profonde conviction que celui qui a un revenu important ne supportera pas ce coût de la vie, c’est peut-être ainsi que l’on obtient un gilet jaune.

Oui, comme le souligne l’auteur, question du pouvoir d’achat il y a. Mais c’est une question du pouvoir achat associée à un profond sentiment de défiance envers ceux qui détiennent les richesses. Ce n’est pas le simple rejet d’une énième taxe. C’est le rejet d’une énième taxe qui pèserait sur les plus démunis mais pas sur les ménages les plus aisés. Pis encore, une taxe qui servirait à compenser les cadeaux fiscaux faits aux ménages les plus riches par le biais de la suppression de l’ISF. Une énième taxe qui s’ajoute aux baisses des APL ou encore à la hausse de la CSG. Comprenez bien ici que mon propos n’est pas de démontrer si cela vrai ou non mais de transcrire une opinion populaire qui trouve écho dans ce mouvement tant controversé.

D’ailleurs, quels conflits sont mis en exergue quand politiques et gilets jaunes sont invités sur les plateaux télévisés ?

 « Madame le Ministre, combien gagnez-vous ? », « Connaissez-vous le montant du SMIC ? », entendons-nous à tue-tête.

Cette défiance s’exerce aussi à l’encontre des entreprises. Qu’est ce qui est dénoncé ? Des dividendes toujours plus conséquents pour les actionnaires et une stagnation des salaires toujours plus stagnante. Cette spéculation financière qui est d’autre part responsable de l’explosion des prix du logement dans les grandes métropoles, notamment Paris. Ces prix du logement qui précarisent et paupérisent toujours et encore les moins aisés, repoussent la pauvreté toujours plus loin dans la périphérie.

Défiance envers les revenus les plus élevés et la finance qui se transforme (hélas !) en une défiance contre les élites. Surgissent d’une énième fissure sociale, le mot oligarchie et une volonté insurrectionnelle. Cette volonté, qui s’abreuve toujours de la méconnaissance par les élites « de la vraie vie des gens », de cette élite qui affirmera « qu’il y a trop d’aides », « qu’il suffit de traverser la rue pour trouver du travail » mais qui n’aura probablement jamais eu besoin de s’inscrire à Pôle Emploi, ni ne connaît la démarche administrative du RSA et dont le premier salaire n’aura jamais été en dessous de 3000 euros net.

Si la crise des gilets jaunes est en effet due à un profond sentiment d’injustice déclenchée par une hausse des inégalités sociales, comment affirmer que c’est le modèle social français qui en est la cause ? L’un des objectifs de l’Etat-providence, est justement la contenance de ces inégalités par le biais de la redistribution. L’OCDE estime ainsi que 14% des français vivent sous le seuil de pauvreté après les transferts sociaux au lieu de 22%. Si l’Etat « trop longtemps socialiste » réduit les inégalités alors il ne peut être tenu responsable d’une crise politique et sociale ayant pour origine les inégalités. C’est donc que cette redistribution des revenus est devenue moins efficace. Facteurs internes ? Facteurs externes ? Peut-être faudrait-il mieux axer les analyses sur les causes de l’affaiblissement de ce système ?

Pour ma part, mon intuition de socialiste me chuchote « Ce n’est pas le modèle social qui suffoque, c’est un capitalisme dérégulé qui fait suffoquer la société ».

Il est 00h18, la nuit est humide, mes paupières sont lourdes. Le cœur de l’insomnie bat le rythme nocturne. Au moins nous serons d’accord sur un point, la nuit sera trop longue pour un jour sans fin.

 

Juline Lars

Une réflexion sur “[Contre-Tribune] Non, le modèle social français ne suffoque pas de lui-même !

  1. La notion de France périphérique a été beaucoup remise en question ceci dit, il semblerait que la notion ait du succès dans les médias mais qu’elle soit considérée comme peu pertinente par les urbanistes et autres sociologues. C’est une précision en passant, mais j’apprécie toujours de lire des analyses un peu posées sur le sujet 🙂
    (je m’y suis essayée aussi même si bien sûr la situation a un peu bougé depuis la publication : https://danslanebuleuse.fr/2018/11/28/comprendre-les-gilets-jaunes-et-les-enjeux-politiques-qui-vont-avec/ )

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