Pleurer Jacques Chirac, une juste mélancolie

 

Pour la première fois en plus de 23 ans, la France redécouvre la douleur de la perte d’un ancien président de la République. Partagée entre les hommages souvent hypocrites et les attaques ad hominem puériles au nom d’un « bilan » qui ne saurait satisfaire nos twittos les plus érudits, elle semble ne laisser au fond que le choix de la story apologétique ou de la publication ironique.

 

Chacun trouvera en Jacques Chirac les défauts d’un homme politique de son époque et regrettera selon ses inclinations personnelles les affaires de corruption, l’inconstance idéologique, les trahisons, les essais nucléaires, les petites phrases mal senties comme chacun diffusera la photo la plus cool d’un président érigé au statut d’icône pop. Une simple vérité se dessine de ces deux choix d’hommages, Chirac fascine et clive, il rassemble encore autant qu’il oppose, il fait pleurer de rage ou de chagrin des gens qui ne l’ont jamais connu.

 

Ce pincement au cœur qu’ont ressenti de nombreux Français en apprenant son décès n’est au fond que le rappel urticant d’une page qui se tourne, un adieu difficile à une France d’hier, un monde plus simple que le Président Chirac incarnait si bien. Nos générations ont en mémoire les allocutions résonnantes d’un homme à la voix qui envoûte et il faut être né avant 1990 pour prétendre se souvenir des discours chevrotants de son prédécesseur. Il est malgré lui le symbole de la politique de notre jeunesse, celle à laquelle on ne s’intéressait pas, qui se résumait à chanter tonton Chirac dans les cours d’école, à le regarder gober sans vergogne saucissons et fromages quand arrivait la mi-mars et son salon agricole.

 

Celui qui nous semble si simple, qu’on aime pour sa rusticité est pourtant le dernier président qui nous échappe vraiment, dont on peine à tracer les contours. Le frénétique jeune loup qu’on appelait « bulldozer », homme des fines manœuvres comme des coups de Trafalgar, énarque technocrate de l’administration pompidolienne est à sa place en Algérie comme dans le Limousin. Homme aux mille masques, il est tour à tour pilotin de la marine marchande, combattant volontaire, vendeur de glaces aux États-Unis, campagnard confirmé, ami des dirigeants du tiers monde mais reste toujours secret, impénétrable et ne dévoile jamais les passions qui l’animent. Amoureux des cultures et civilisations anciennes, il connaît le russe et le sanskrit, corrige les cartels des musées qu’il visite mais préfère dissimuler cette érudition. Il ne sera jamais le Rastignac qu’on l’imaginait être et n’aura de Rubempré que son incapacité à se satisfaire de Paris et de ses mystères, lui qui faisait enregistrer sur cassettes les combats de sumō et que le Japon pleure aujourd’hui peut-être plus dignement que nous ne le faisons.

 

Au-delà des mandats et des idéologies, Jacques Chirac nous transmet la charge d’un héritage transgénérationnel. Avec lui s’éteint un monde que l’on est en droit de parfois regretter. Il est ainsi le dernier chef d’État combattant que la France ait connu, le dernier président à avoir résisté à la surexposition médiatique et à la bascule people, le dernier à ne pas avoir gouverné sous le règne de Facebook, le dernier à avoir incarné la France des bons vivants comme des bons élèves, à avoir su dire non à l’Empire en 2003 avant l’aplaventrisme qui suivra. Il est secret sans n’être jamais froid, familier sans être pleinement vulgaire.

 

Jacques Chirac porte en lui les stigmates d’un monde que nous ne connaissons pas, il est l’homme qui ne s’aime pas et qui se fuit, le plus empathique des présidents, celui qui ne supporte pas la souffrance de l’autre car il connaît trop bien la sienne, qui parle de « bon plaçou » au paysan comme il en parlerait à son frère. Il supporte à bout de bras la France libre, lassée des guerres et conflits, qui mange, boit, roule vite sans ne jamais piétiner son voisin. Il emporte avec lui cette passion du génie du peuple français, cet amour de l’autre qui semble avoir déserté nos élites et cette pudeur chrétienne qui l’a toujours dispensé d’exhiber ses émotions.

 

Jacques Chirac, dernier Président à marcher au pas comme mon grand-père, à jurer comme mon oncle, à manger comme mon père et à boire comme moi nous quitte et avec lui mes souvenirs de jeunesse. Les fantômes de ceux que l’on a aimé s’en vont aux côtés de celui qui en portait fièrement la voix ; adieu papi, tonton, jeunesse, adieu président, comme vous, je tournerai la tête pour pleurer.

 

 

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