Jusqu’au 20 janvier, le Centre Pompidou, temple pour les passionnés d’art moderne et contemporain, présente « Bacon en toutes lettres », retraçant l’oeuvre de l’artiste dans les vingt dernières années de sa vie et son amour pour la littérature. Ainsi, le visiteur est entraîné dans l’univers si singulier du peintre et bercé par les voix – entre autres – d’Hippolyte Girardot ou de Mathieu Amalric lisant des extraits d’oeuvres littéraires ayant inspiré Bacon.
Selon une croyance répandue au cours du XXème siècle, l’oeuvre de Manet aurait marqué l’avènement de la peinture moderne, l’artiste rompant avec l’inspiration venant de la littérature, de la mythologie, de la narration. Pour ne pas être considéré comme anachronique et pour s’imposer dans le monde de l’art, à l’époque du formalisme abstrait, Francis Bacon va alors cacher son engouement pour les livres jusque dans les années 1970, où, au sommet de sa gloire, il révèle que nombreux sont ses tableaux inspirés de la littérature. Il ne retranscrit pas l’oeuvre de façon académique, mais il peint une image qui le frappe, un sentiment, et parfois, cela ne s’exprime qu’à travers une couleur, une ombre, un trait. En parlant de la tragédie, il expliqua qu’il souhaitait « créer une image de l’effet qu’elle a produit en [moi] ». Ainsi, dans Second Version of Tripthych 1944, la seconde version de Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion, nous découvrons son interprétation des Erynies, divinités persécutrices, présentes dans la tragédie d’Eschyle, L’Orestie.
En outre, dans Study for Bullfight n°2 (Etude pour une corrida n°2), Francis Bacon peint une scène de corrida, et s’inspire alors de Miroir de la tauromachie de Michel Leiris dont voici un extrait : « Cette beauté tout idéale [du torero], intemporelle, comparable seulement à l’harmonie des astres, est en relation de contact, de frôlement, de menace constants avec la catastrophe du taureau, sorte de monstre ou de corps étranger, qui tend à se précipiter au mépris de toutes règles, comme un chien renversant les quilles d’un jeu bien aligné telles les idées platoniciennes ». La corrida de Bacon est violente, le torero et le taureau, presque confondus, sont emprisonnés tels des bêtes de foire devant un large public. Sont alors perçues la folie et la perversité humaine.

Cette exposition est aussi l’occasion de s’attarder sur les vingt dernières années de l’artiste, de 1971, année de sa consécration avec sa première rétrospective française, à sa mort en 1992. L’année 1971 marque un tournant dans la vie et l’oeuvre du peintre. En effet, à la veille du vernissage de la grande exposition qui lui est consacrée au Grand Palais, son compagnon, George Dyer, se suicide. La mort devient alors un sujet très récurrent dans ses tableaux qui vont aussi prendre une trajectoire plus personnelle avec de nombreux portraits de son amant disparu et de ses proches tels l’écrivain Michel Leiris ou le peintre Lucian Freud. Le triptyque In Memory of George Dyer semble représenter l’étroite frontière entre la vie et la mort. Lorsque le premier panneau représente Dyer à l’agonie, pris de convulsions, le panneau central dépeint l’amant qui s’efface, ne reste alors que son ombre. Comme le disait Francis Bacon, « Nos ombres sont nos fantômes ». Après avoir disparu derrière une porte, nous retrouvons le portrait de George Dyer dans le dernier tableau, se reflétant dans un miroir, comme une apparition.

Parallèlement, le peintre réalise une série d’études du corps humain qui n’ont rien d’une représentation classique : ses corps sont déformés, mutilés, décharnés. Ses tableaux Tripthych Inspired by the Oresteia of Aeschylus et Tripthych (1967) sont en effet une suite de corps monstrueux et ensanglantés. Certains corps sont incomplets, d’autres sont de véritables carcasses, à l’image d’une scène d’abattoir. A cela s’ajoutent des corps qui se battent et se confondent, touche d’érotisme dans ce banquet cannibale. Finalement, Bacon choisit de nous montrer des corps nus, seuls et remplissant des tâches ordinaires, fastidieuses. Les hommes que représente le peintre sont enfermés dans une cage sans parois. Lui qui voulait « être capable de faire des figures surgissant de leur propre chair » capte parfaitement l’inévitable emprisonnement de l’homme : son corps, dont il ne pourra jamais s’échapper.
Cette troublante exposition est l’occasion de découvrir l’oeuvre de Francis Bacon, aussi mystérieuse que fulgurante, un labyrinthe sans issue où l’on aime se perdre dans ses inspirations littéraires, dans la vie et dans la mort, dans l’humain et l’inhumain. Artiste érudit, il ne cessa de se renouveler allant jusqu’à faire plusieurs versions de ses tableaux, à l’image de Second Version of « Painting » 1946, comme une inlassable conquête du bon mot.
A.B.