Swinging Addis : quand l’Éthiopie faisait danser l’Afrique

En Éthiopie, toutes les histoires populaires ont un goût de magie. Celle qui donne naissance au jazz éthiopien est de celles-ci, celle qui a fait d’Addis-Abeba la capitale du swing africain en est aussi.

Quand l’empereur Haïlé Sélassié Ier visite Jérusalem et rencontre un groupe de quarante orphelins arméniens ayant survécu aux atrocités turques, il décide de les adopter, de les faire venir en Éthiopie et de leur conférer une éducation musicale. Ce groupe dirigé par Kevork Nalbandian et connu sous le nom de Arba Lijoch (Quarante Enfants) devient, en 1924, le premier orchestre officiel de la nation éthiopienne. À la retraite de son oncle en 1949, Nersès Nalbandian, prend sa suite à la tête des principaux orchestres du pays et leur insuffle les fondements de la musique classique occidentale et du jazz.

Ce simple fatras de coïncidences permet à des sonorités nouvelles de résonner dans tous les lieux dansants d’Addis-Abeba où seuls les orchestres officiels sont autorisés à se produire. Parce qu’ils entendent du jazz dans les clubs, les bars, les lounges d’hôtels, les jeunes éthiopiens se mettent à jouer de ces notes à leur tour. Beaucoup apprennent la musique à l’armée où certains sont engagés dès leurs 14 ans, ceux qui en sortent deviennent les premiers civils à si bien jouer de l’accordéon, de l’orgue ou des cuivres. Nersès Nalbandian forme ainsi de très bons musiciens aux répertoires variés, ils sont accompagnés par des chanteurs dont les voix deviennent emblématiques à l’instar de Menelik Westnatchew, de Tlahoun Gèssèssè qui devient le premier chanteur de l’Orchestre de la garde impériale à ses 20 ans ou de Alèmayèhu Eshèté qui réussit le même exploit à 19 ans au sein de l’Orchestre de la police.

Après un coup d’État raté en 1960, l’empereur comprend qu’il gagnerait à laisser son peuple s’amuser. En parallèle d’une modernisation de la capitale à marche forcée, les clubs commencent à accepter des musiciens non-issus des orchestres officiels. Une immense frénésie s’installe et tout le monde veut y prendre part. C’est ainsi que l’on voit monter sur la scène de l’Arizona Club, un soir de l’année 1962, un jeune salarié de l’établissement qui chante comme un ange et qui danse comme Elvis. Cet ancien cireur de chaussures s’appelle Mahmoud Ahmed, il va devenir une véritable idole nationale.

Partout alors, la fièvre musicale gagne Addis-Abeba et ses habitants. Les plus ambitieux chantent, jouent ou produisent de la musique, parfois même en dépit des lois qui interdisent l’édition de disques aux organismes non-officiels. Quand Ahma Eshèté crée Ahma Records en 1967 et publie Ené nègn bay manèsh, chef d’œuvre de Girma Bèyènè, il profite de cette tolérance du pouvoir. Son label devient rapidement le premier du pays en produisant près de cinq-cents maxi 45 tours et une trentaine de 33 tours.

Alors que l’Afrique se décolonise, Addis-Abeba, qui n’a jamais été mise à genoux, devient la capitale politique du continent. Les occidentaux affluent et découvrent la folie musicale éthiopienne au sein des clubs qui font la nuit de l’empire du Négus. À l’Axum Haddarash, au Stereo Club, à l’Ebony, à la Mascotte, au dernier étage de l’Hôtel Ras, tous les trésors de la musique contemporaine se mélangent pour former ces années magiques du Swinging Addis. Si les cuivres et les percussions syncopées laissent à croire qu’il s’agit d’un monde de jazz, les influences s’entremêlent et la ville absorbe rapidement les plus grands succès du monde occidental. Soul, blues, pop anglaise et twist se confondent bientôt avec les grandes voix des musiques populaires et traditionnelles.

Très vite, tous mettent dans ces musiques qui ne leur appartiennent pas un morceau de ce qui fait l’âme éthiopienne. Quand Mulatu Astatke, figure tutélaire de l’éthio-jazz, découvre la côte est américaine après des études au Berklee College of Music de Boston, il comprend qu’il doit enrichir son jazz de ces sonorités qu’on ne trouve que dans son pays natal. Si le Swinging Addis se désigne par miroir au Swinging London, il est en réalité le terrain d’expression de mille réalités musicales. Des voix chevrotantes des chanteurs populaires magnifiant l’amharique aux percussions endiablées n’ayant rien à envier aux rythmes de Lagos, Addis ne se contente pas de suivre le chemin des big-bands.

Véritable troisième voie entre tradition et modernité, il faut entendre Mahmoud Ahmed chanter sa Tezeta pour comprendre l’Éthiopie de l’époque. Alors que le pouvoir impérial chute en 1974 au profit de la junte du Gouvernement militaire provisoire de l’Éthiopie socialiste, Ahmed pleure la fin d’une ère bénie. Ce titre, qui est aussi un genre, porte en lui le sel des heureux mélanges éthiopiens. Il y a une Tezeta éthiopienne comme il y a une Saudade brésilienne, un miracle alchimique ne s’expliquant que par le ressenti.

Pourtant, le coup d’arrêt du gouvernement militaire est définitif, Addis ne danse plus. Il faut attendre plus de vingt ans pour que ces pépites oubliées par le monde reviennent hanter nos bacs à disques. Sous l’impulsion de Francis Falceto, le label bruxellois Crammed Discs réédite d’abord Erè mèla mèla de Mahmoud Ahmed en 1986. La bascule se produit cependant lorsqu’il convainc le label Buda Musique d’acquérir en 1996 les droits des majors éthiopiennes Amha Records, Kaifa Records, et Philips-Ethiopia pour lancer la collection Éthiopiques. Avec désormais trente volumes, elle est la pierre angulaire de la transmission contemporaine des merveilles d’Abyssinie. C’est ce même travail de chasseur de trésors qu’entreprend Ernesto Chahoud en proposant notamment Taitu: Soul-Fuelled Stompers from 1960s-1970s Ethiopia, compilation d’ethio-soul hommage à ces belles années.

Loin d’être condamnée à entendre résonner son passé, l’Éthiopie continue d’enchanter nos oreilles. Ses représentants les plus confirmés n’ont pas cessé de jouer, certains ont même connu une nouvelle jeunesse grâce à cette récente redécouverte. Ainsi, quand Hailu Mergia part en tournée aux États-Unis en 1981 avec le Wallias Band, premier groupe éthiopien contemporain à jouer outre Atlantique, il décide d’y rester avec deux autres membres, dont Girma Bèyènè. Après quelques années à tenter de réussir en trio, ils achètent un club puis s’en lassent. Hailu Mergia devient chauffeur de taxi à New York mais n’abandonne jamais la musique. En 2018, contacté via Skype, on lui propose d’enregistrer un nouvel album. Il sort ainsi Lala Belu avec le batteur Tony Buck et le contrebassiste Mike Majkowski, court disque de six titres qui a un goût de mirage.

En France, l’Éthiopie continue de fasciner les musiciens qui en reprennent les plus belles réussites. Certains, comme le groupe Arat Kilo, décident de s’en servir de socle qu’ils enrichissent à souhait de groove et de chants d’autres régions d’Afrique. D’autres, comme Akalé Wubé, choisissent de rester fidèles aux canons et portent en héritage les sonorités des belles années qu’ils magnifient en redonnant aux grandes voix une occasion de s’exprimer. Ils ont ainsi enrichi en 2017 la collection Éthiopiques de son trentième volume en proposant l’album Mistakes on Purpose en collaboration avec Girma Bèyènè, ce dernier ayant repris sa carrière en 2008 après avoir quitté les États-Unis, laissant derrière lui ses années d’employé de station-service.

Ailleurs, elle ne fascine pas moins, on la transforme et la modernise comme dans le double CD compilation du grand Francis Falceto, Noise & Chill Out, Ethiopian groove worldwide. Plus loin encore, on la sublime en la métissant, à la manière du saxophoniste brésilien Thiago França dans son album Etiópia, savoureux mélange de cultures et d’influences porté par des musiciens de très haut vol au sein de sa structure pauliste Sambanzo.

À Addis-Abeba, malgré les années de dictature, de famine, de conflits, la musique n’a jamais quitté les âmes. Elle berce les plus jeunes qui décident parfois de la graver en eux, à tel point que le jeune pianiste Samuel Yirga en a même refusé d’apprendre le répertoire classique au profit des sonorités de son pays, lui valant une exclusion de la Yared School of Music. Aujourd’hui signé sur le label de Peter Gabriel, il est de ceux qui réapprennent à jouer dans les clubs, là où on montait sur scène pour chanter alors même que c’était interdit, là où les histoires populaires retrouvent leur goût de magie.

Pour découvrir ces merveilles, la Pravd’Assas vous propose une courte playlist à écouter jusqu’à ce que vous parliez amharique couramment.

 

Estéban Georgelin

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