Jusqu’au 10 février, le Grand Palais consacrait une exposition au Greco, peintre exigeant, mystique et passionné, qui a su s’élever en maître de la Renaissance et a été consacré plusieurs siècles plus tard en artiste visionnaire et résolument moderne.
Originaire de Crète, il part à Venise puis à Rome pour apprendre auprès des maîtres italiens. C’est à Tolède qu’il devient célèbre. La première rétrospective en France de l’artiste montre un peintre nourri des influences grecque, italienne et espagnole. Ses peintures muent au gré de ses voyages, sa palette de couleur s’intensifie, son oeuvre devient monumentale.
Lorsqu’il meurt en 1614, son nom disparaît du paysage artistique jusqu’à la fin du XIXème siècle où il sera redécouvert et érigé en artiste prophétique et contemporain. Des artistes comme Picasso ou Cézanne vont l’admirer et s’inspirer de son oeuvre. En effet, il peint et repeint ses tableaux en questionnant sans cesse la représentation, sa palette de couleur est très riche, ses portraits ne respectent pas les canons classiques. En cela, il se distingue de ses pairs, et cette modernité va fortement marquer l’art du XXème siècle.
Dans un contexte historique entre la Contre-Réforme et le Concile des Trente, qui montre une volonté de revenir aux préceptes de l’Eglise romaine, Greco va devenir un peintre du religieux. Ses nombreuses scènes de rédemption, la présence de saints, les ciels orageux comme une apparition du Christ, vont le faire passer pour un être mystique.
Mettant en scène les représentations de mythes religieux avec une maîtrise absolue, il est aussi un talentueux portraitiste et s’intéresse à l’âme de ses modèles qu’il transcrit sur la toile. Découvrons ensemble trois oeuvres qui témoignent du talent de cet artiste avant-garde et audacieux.

A première vue, la scène semble apocalyptique. Le public s’interroge : est-ce l’Enfer ou le Paradis ? Puis, tout s’éclaire : le tableau est divisé en deux, le purgatoire séparant le Paradis des mâchoires de l’Enfer. Une masse de pénitents prie pour obtenir le Salut tandis que les damnés disparaissent dans la gueule de ce monstre infernal. Tout l’univers de Greco est présent : les corps sont allongés de façon surnaturelle ce qui est totalement en rupture avec les représentations classiques, la scène est monumentale avec cette apparition du divin marquée par le monogramme IHS (les premières lettres du nom de Jésus en grec) qui vient illuminer le monde des hommes, la palette de couleurs faite d’or et de rouge révèle toute la splendeur de la scène, et ce bleu froid et apaisant contrebalance l’ambiance de ce théâtre à la fois tragique et féerique. On retrouve ainsi toute l’audace et l’exigence du peintre qui font de lui « un fou de génie » selon Théophile Gautier. Ce tableau, faisant référence à la Sainte-Ligue créée en 1571 pour contrer l’arrivée des Ottomans en Méditerranée, semble célébrer la défaite des Turcs. C’est ainsi un hommage à Philippe II, ici représenté en noir, qui a gagné dans son combat contre l’hérésie. Le roi en fut séduit.
Greco a continuellement repeint ses tableaux. Recherche de la perfection ou questionnement sur la représentation des images ? Une chose est sûre, cela montre la grande capacité d’invention du peintre. En effet, d’un unique sujet naissent plusieurs interprétations, ce qui fait toute l’originalité de son oeuvre. Sainte Marie-Madeleine, prostituée repentie, est une figure très présente dans la période de la Contre-Réforme, symbole de la pénitence et du Salut accordé par Dieu. Dans la première version, la pécheresse est en phase de conversion, elle est très belle, sensuelle, et la nudité rappelle son passé. Dans la deuxième version, nous observons une pécheresse repentie, ses vêtements la couvrent, elle prie, et ses yeux plein de larmes sont tournés vers le Christ. Cette version plus sage s’inscrit dans le contexte historique de l’époque : l’Eglise veut faire disparaître Marie-Madeleine la pécheresse et célébrer une image pure de la sainte.

Si la plupart des tableaux de Greco incarnent des scènes religieuses, le peintre va s’imposer comme le portraitiste attitré de l’élite de Tolède. En rupture avec les règles très rigides du portrait à l’espagnole, El Greco va s’inspirer de l’approche psychologique des maîtres italiens. Néanmoins, ce magnifique portrait semble faire la synthèse des deux écoles. Ainsi, la spontanéité de la pose créé une certaine intimité avec le modèle, mais la grande sobriété de la toile souligne sa vertu et sa sagesse. L’artiste dépeint l’aristocratie espagnole avec austérité, en cachant tout signe de richesse. Dans le même temps, il montre l’âme de son modèle, caractéristique de sa formation italienne. Hortensio Felix Paravicino, frère trinitaire et poète, écrira même ne plus savoir dans quel corps se trouve son âme, dans son corps vivant ou dans celui peint par Greco.
A.B