Le jour où une voix épousa le mythe

Décédé le 25 novembre dans sa villa aux environs de Buenos Aires, Diego Maradona n’est plus. Impossible de se remémorer sa carrière sans que reviennent les images du “but du siècle”, qu’il marqua face aux Anglais en 1986. Difficile du même coup d’oublier le commentaire exceptionnel qui, ce jour-là, fit trembler les postes de radio de millions d’Argentins.

Il est des souvenirs, ou des récits de vieux, qui raniment ou créent les fantasmes. L’histoire a cela de magique : elle est capable, selon son gré, de transformer des instants en morceaux d’éternité. Le but que Diego Maradona inscrivit au bout d’une course qui terrassa six Anglais, en quart de finale de la Coupe du monde de 1986 à Mexico, a traversé les années. A qui attribuer ce moment de légende? A Maradona bien sûr, puisque son but est fantastique au point qu’il fut baptisé “But du siècle” à l’orée des années 2000. A Victor Hugo Morales, aussi, dont le commentaire emprunté à l’extase et au délire est resté dans toutes les mémoires argentines et bien au-delà. Dans la fournaise d’un après-midi d’été mexicain, la voix a épousé le mythe, la passion a embrassé le génie, le football a tutoyé le divin. Au lendemain d’une disparition peu banale, récit de quelques secondes hors du temps.

Quatre minutes avant la course épique, un premier épisode non moins mythique se produit. La rencontre touche à sa cinquante-et-unième minute et Maradona, déjà lui, marque un but…de la main: un défenseur anglais envoie un ballon hasardeux en l’air vers son gardien, lequel s’apprête à s’en saisir, mais c’est sans compter sur le diabolique Argentin qui saute et, faisant mine de mettre la tête, coupe le ballon du bout des phalanges et le propulse dans la cage vide. L’arbitre n’a rien vu et valide, provoquant la fureur des Anglais. Ce but, que son auteur fantasque surnomma lui-même la “Main de Dieu” au terme du match, prépara le terrain du second. L’équipe adverse perdait ses nerfs, Maradona allait les faire exploser.

C’est là que commence la fête. Depuis la tribune de presse, Victor Hugo Morales, véritable vedette de la radio argentine, confie à son micro tout ce qu’il voit. Sa mission, qui le passionne et qu’il chérit, est de faire vivre à des millions d’Argentins le match par les oreilles, de les laisser l’imaginer grâce au son de sa voix. Quatre minutes après la main du Dieu donc, et face à une équipe qui ne se remet pas de l’affront subi, Maradona commence au milieu du terrain sa chevauchée . « Ça y est, Maradona a la balle, il est surveillé par deux joueurs, il contrôle la balle”. Avec une facilité déconcertante le “Pibe de oro” – gamin en or- se débarrasse de deux Anglais et se dirige vers la droite. En voilà déjà deux obligés de rendre les armes devant l’agilité du phénomène. “Il dépose le troisième” poursuit Morales. Et de trois. “Il va passer la balle à Burruchaga”, mais il ne la passe pas; à quoi bon alors que, ayant déjà mis trois joueurs hors sujet, il se sent en ce moment habité d’une force surhumaine?  Dieu lui a prêté sa main, ce n’est pas maintenant qu’il compte abandonner l’élu du jour. Maradona continue, Maradona a toujours la balle, “Siempre Maradona, genio, genio, genio, ta ta ta ta ta ta ta”. 

Pendant que l’homme au micro s’époumone et hallucine de plus en plus, la comète qui aimante le stade crochète un quatrième Anglais, se trouve face au gardien, choisit de l’éliminer, résiste au retour d’un ultime joueur et pousse le ballon dans le but vide. C’en est trop pour Morales qui, dès cet instant, est secoué d’une émotion brutale qui confine à la folie. 

“Y goooooooool! Goooooool!” But! Le journaliste se lève et serre le poing. Il célèbre avec d’autant plus de rage que le public s’était jusque-là montré hostile aux Argentins. Il dira lui-même: “J’étais tellement exalté que j’ai eu un blackout”. Les onze secondes de course de Maradona ont certes donné lieu à une description inimitable, mais ce qui suit est carrément digne des plus grandes envolées du théâtre lyrique. Maradona célèbre son but en courant bras levés et Morales s’écrie: “J’ai envie de pleurer! Dieu Saint, vive le football! Diegooool, Maradona, je pleure pardonnez-moi”. Il aurait pu s’abstenir de le préciser, à l’écouter, on comprend  vite qu’il est entré dans une transe hystérique. “Maradona, dans une course mémorable, la meilleure action de tous les temps!” Alors survient une expression, peut-être la meilleure de tous les temps, qui vient signer cette émotion lunaire. ” Cerf-volant cosmique ».  Il en expliquera plus tard l’origine. Quelqu’un en Argentine avait traité Maradona de “cerf-volant”, comme une métaphore de son caractère changeant et lunatique, tantôt dieu, tantôt diable. Or en quatre minutes, un but sublime avait suivi un but usurpé, une main tricheuse avait précédé une inspiration géniale, Maradona s’était résumé. Le “cerf-volant” monte donc aux lèvres de Morales, assorti d’un “cosmique” qui évoque la grandeur, la Coupe du monde, les étoiles. Au cœur de l’émotion, deux mots venus de nulle part s’enlacent et enfantent une expression qui entrera dans la légende du Pibe de oro.

 Et, frappé qu’il est par la grâce, il achève sa tirade avec la justesse des plus grands comédiens, et ce qu’il faut d’inflexion du ton pour se poser en douceur. “De quelle planète viens-tu, pour laisser sur ton chemin autant d’Anglais, pour que tout le pays soit un seul poing serré, hurlant pour l’Argentine? Argentine deux, Angleterre zéro. Diego, Diego Armando Maradona. Merci Dieu, pour le football, pour Maradona, pour ces larmes”.

Décidément cet exploit a tout pour faire date. Un contexte spécial ajoute du sens au sublime. C’est la première fois que les deux équipes s’affrontent depuis la guerre des Malouines, qui quatre ans plus tôt opposait les deux nations sur un autre terrain, moins festif, plus meurtrier. Ce quart de finale de Coupe du monde se joue dans un climat tendu sportivement, mais revêt également une forte dimension politique. Non seulement l’Argentine devait prendre sa revanche de la guerre, mais aussi voulait-elle triompher de l’acharnement des médias qui rêvaient de la voir payer sur un terrain de football sa responsabilité dans le conflit. C’est chose faite, et comment ! Maradona se félicitera d’avoir “vengé nos enfants morts en 1982”. 

Le destin ne faisant jamais les choses à moitié, une anecdote apporte un peu plus de saveur au miracle. En 1980 les deux pays s’étaient croisés à l’occasion d’un match amical, au cours duquel Maradona s’était lancé dans un slalom assez semblable à celui qui devint mythique. Sauf que, une fois seul face au gardien, il avait tiré et la balle était passée à côté. Le soir même, son frère lui révèle ce qui a manqué: il aurait dû dribbler le gardien! Pas impossible, six ans plus tard, que cette conversation ait traversé son cerveau génial au moment de crocheter le portier anglais pour déposer le ballon dans les filets déserts…

Oui, l’histoire a beaucoup d’ironie. Par un hasard fabuleux, cet après-midi là, le plus beau but jamais marqué est couronné d’une description unique. Par une conjonction des sens, l’œil et l’oreille se séduisent mutuellement. On ne sait, du joueur ou de l’homme de radio, lequel a le plus frappé la mémoire des amateurs de football, ou de sport, ou d’art devrait-on dire puisqu’il s’agit d’un chef-d’œuvre. Les deux, assurément. Et, au-delà même d’une fusion ponctuelle de talents, au-delà de ce qu’il procure de frisson, on aime le “But du siècle” pour ce qu’il représente, ce qu’il suggère et ce qu’il signifie. Il rend nostalgique d’une époque qu’à défaut d’avoir connue on aurait voulu goûter. Un temps d’insouciance et de liberté qui laissait, sur le rectangle vert, de l’espace aux artistes pour s’exprimer. Bien loin des équipes rigoureuses et regroupées d’aujourd’hui, qui ne permettent plus à un seul joueur de passer en revue la moitié de ses adversaires. C’étaient les années où le progrès bousculait les limites et nourrissait les rêves d’idéal. Quoi de plus romantique alors qu’une course dansante, qu’une chevauchée, qu’un voyage, qu’une traversée? Quoi de plus envoûtant qu’un monologue ardent aux accents poétiques? L’espace du terrain se retrouvait à l’antenne. La liberté de ton est devenue de nos jours une parole sérieuse, retenue et sans grand intérêt. L’on ne se contenait pas jadis dans la crainte du mot de trop ou de côté. Espérer aujourd’hui un commentaire de football comme celui de Morales? Chimère. 

Ce but symbolise, aussi, la culture argentine et un peuple spécial. La passion, la fantaisie, l’excès, le rythme, la danse. En dribblant une équipe, voltigeant à droite, à gauche, feintant d’un côté, repiquant de l’autre, c’est un tango que nous offre Maradona. Joueur de football et danseur de tango, l’amalgame n’est pas osé, il dit la réalité d’un pays qui a vu naître et se confondre ces deux arts à la fin du XIXè siècle. Le football fait partie de la tradition et de l’histoire intellectuelle rioplatenses, et Morales illustre cela, lui le passionné d’opéra, d’histoire et de littérature. L’Argentine est le pays de tous les extrêmes et Maradona incarnait la démesure, les sommets comme les gouffres, le génie comme l’imposture, la gloire comme la douleur, la vie qu’il aimait à l’excès, comme la mort, qui l’a rattrapé. Son existence est pleine de lumière et remplie de déboires. 

S’il eût été un autre, ses frasques eussent détruit sa carrière. Mais Maradona est unique, et les écarts ont aussi fait son mythe. Parce qu’en ses terres on pardonne tout à “Dieguito”, inlassablement, éternellement. Un contrôle positif à la cocaïne qui lui coûta, autant qu’à ses admirateurs,  quinze mois de suspension. Un autre qui le priva de Coupe du monde en 1994 en même temps qu’il priva ses coéquipiers de son importance et ses congénères de ses arabesques. Mais quand on aime, on ne compte pas, alors quand on vénère…
Hier, l’icône s’en est allée. Seule dans sa maison des environs de Buenos Aires, où elle se remettait  d’une opération à la tête subie il y a quelques semaines. Car il y a un mois, déjà,  le pays retenait son souffle en apprenant son transfert en urgence à l’hôpital.  Mais après tout, les Argentins n’en étaient plus à leur première frayeur et leur idole s’en était encore sortie, défiant la vie comme autrefois les joueurs. Parmi la foule amassée devant la clinique, les prières, l’inquiétude  avaient laissé place aux effusions de joie et aux chants à sa gloire. Ce n’était qu’un sursis. Cette fois, les larmes des aficionados rassemblés devant la villa sont définitives. Suivront les hommages pour remercier, les images pour se rappeler, mais rien ne leur rendra celui qu’ils aimaient tant. Qu’ils aimeront toujours, car El Pibe de oro ne mourra jamais dans leurs cœurs. La flamme est inextinguible.  Elle est née sur le terrain graveleux d’une banlieue de Buenos Aires. Elle a grandi ce jour où, en un coup de tonnerre, ses éclairs ont fait tomber la foudre sur la tribune de presse. Elle n’a jamais tant brillé qu’à ce moment-là.

Constantin

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