Des caricatures et des cadavres. Le schéma semble se répéter avec la même persistante sidération devant cet écart logique : comment passer de l’image au meurtre, du pinceau au couteau ? La peine de mort pour une image soulève la question suivante : comment passer de l’idée immatérielle de dieu à celle de ces pigments pastichant la réalité ? A Conflans-Sainte-Honorine, c’étaient ces tâches colorées qui guidaient l’homme, levaient son poing et l’abattaient pour bientôt entacher de vermeil la toile et mettre en branle toutes les industries médiatiques de production de représentations visuelles. Les uns projettent sur la place publique les caricatures au nom de la défense de la liberté d’expression, les autres soulignent la brutalité inhérente à ces images et se récriant contre la disparition du sacré. Une image mais deux discours, une sensation mais deux sensibilités. Quels enjeux autour des représentations ces événements révèlent-ils ? Comment articuler les visions du réel que cachent une simple image ? Que dévoilent de l’expérience des sens ces débats et émois autours d’une caricature obscène, d’un urinoir promu au rang d’œuvre, ou d’une banane scotchée sur un mur d’exposition ?
Ces disputes autour de la portée de l’image et de la représentation de Dieu a déjà eu par le passé ses moments de gloire. On pense à l’iconoclasme calviniste, à celui hébraïque. On pense aussi au concile de Nicée où la curie romaine s’accorde à autoriser la représentation d’un Dieu qui s’est fait homme afin de lutter contre l’imagerie et l’idolâtrie païenne. La controverse de la représentation divine a longue vie et le stambouliote Orhan Pamuk le souligne bien dans Mon nom est rouge. L’idée de Dieu et ses représentations prend la part belle au sein de son récit. Celui-ci prend place à ce moment charnière où l’imagerie ottomane prend contact avec l’art occidental – principalement par le commerce – et la Grande Porte découvre l’invention de la perspective venue tout droit du palais des Doges et des contemporains de De Vinci ou Botticelli. De là, la perspective individuelle va contaminer rapidement de proche en proche toute la sphère artistique jusqu’à faire oublier que la miniature, plutôt qu’un art à la technique incomplète, portait un regard différent sur le monde.
C’est bien là pourtant que s’impose l’image comme média de relation au réel. Le miniaturiste s’applique, à contre-courant des canons européens, à perdre son style, à perdre la marque de l’individualité. L’homme est occulté au profit de l’Idée majuscule, l’arbre n’est pas un arbre mais tous les arbres, bien plus, il est l’essence même de l’arbre. L’ottoman des ateliers du Sultan sait que la perspective et les échelles ne sont que des ressentis humains et il s’évertue à les oublier pour représenter le monde tel que perçu, aimé et conçu par le Créateur. Le lien entre connaissance et sensation y est évident comme le résume un des grands miniaturistes du roman : « connaître c’est se souvenir de ce que l’on a vu. Voir, c’est reconnaître ce qu’on a oublié ». La conscience de la portée dogmatique de l’image est déjà présente. Celle-ci véhicule une vision de la relation entre le réel et le regard humain. Soit l’Idée détermine le réel qui préexiste au regard humain, soit l’homme interprète un réel qui n’est éveillé à la vie que par son regard. L’essence de Dieu est ou n’est pas, selon la vision adoptée, dans l’image. Cette dernière en acquiert alors un caractère sacré ou profane.
Tous ces exemples montrent bien que l’iconographie est aussi un objet politique. Elle est objet politique complet parce qu’interface symbolique en contact direct avec les sens, et – aspect bien souvent occulté – intermédiaire relationnel de l’auteur au spectateur. C’est là d’ailleurs toute la critique formulée par le dramaturge et poète Bertolt Brecht à l’encontre du théâtre, fruit de conventions banalisées instituant un état social de fait, une relation renvoyant le spectateur à un statut passif – effet que sa théorie du Verfremdungseffekt cherche par ailleurs à combattre.
Bien souvent, l’image est reléguée à un rôle de figurant au profit de la parole, fréquemment regardée, dans le plus pur héritage hellénique, comme le déterminant de ce qu’être humain. Cette dernière lierait l’homme, elle serait la première rencontre de l’altérité et, en cela, la condition d’avènement de la communauté politique. Si « Les frontières de ma langue sont les frontières de mon monde » selon le mot de Wittgenstein, c’est le politique – et avec la grande œuvre de l’humanité – qui s’y réalise par cette faculté étonnante de négation : je peux nier telle ou telle chose, et jusqu’à la réalité toute entière.
Il serait cependant futile d’opposer à la parole l’image tant ce sont des modes d’expression innés à l’humain par lesquels il se manifeste au réel au-delà du temps. Ce sont, par exemple, les peintures rupestres des grottes de Lascaux traversant les âges, les discours de Socrate ou encore l’emploi du futur de l’indicatif.
Les deux suscitent une représentation, c’est-à-dire une médiation au réel, mais ils ne s’imposent pas de même à l’esprit. L’image constitue un instinct différent du texte. Ces ensembles de traits sont par ailleurs peut-être une des premières étapes menant l’homme à l’abstraction, aux idées. Rien ne prédestinait ces pigments et courbes disparates à être amenés à composer un mammouth ou un chasseur. Le regard capable d’y voir la projection d’une chose, par symbolisme ou mimétisme, est capable de saisir une forme d’essence de la réalité. Le cygne noir d’Océanie est tout de même reconnu comme cygne, même en ne correspondant plus au critère universel du blanc ; idem pour le rond jaune de l’enfant qui n’est rien de plus qu’une convention représentant le Soleil. En devenant capable d’abstraire d’un ensemble de signes l’idée de Soleil, je peux donc raisonner sur des données abstraites. En somme, il faut blâmer tous les peintres de la préhistoire pour ces heures de mathématiques.
Raison et facultés d’abstraction s’ancrent et prennent leur essor dans l’image donc. Et c’est bien naturel tant langage et représentations visuelles sont intimement liés. Le texte se situe sur une temporalité d’appréhension étirée et demande un effort de compréhension. Le tableau, en revanche, projette et provoque pléthore de sensations sens dessus dessous, tantôt suggestions olfactives tantôt associations de mots. Il relève de la dimension de l’instantané et oriente en cela notre rapport à autrui. Il est donc très peu étonnant que les complotistes et autres âmes polémistes – qui, du reste, témoignent par leur scepticisme, même biaisé, de l’empreinte profonde des Lumières sur nos sociétés – se saisissent de cet objet de pouvoir et de projection pour appuyer leurs théories et manipuler les consciences par des montages trompeurs, coïncidences visuelles, fakes news et autres illusions. L’image impose par l’immédiateté une vision du monde à l’esprit.
De terrain de naissance de l’humain à lui-même à celui de terrain de lutte d’idées, l’image en est aussi venue à prendre place de référentiel premier de nos sociétés, à s’y autonomiser et, finalement, à lui imposer à son tour. Dans notre société des réseaux, l’interface symbolique instantanée qu’est l’image en devient un incontournable. Je dis « poule », et aussitôt, non pas un galliforme quelconque mais son idée même jaillit dans votre esprit. Son essence se présente à vous et vous la reconnaîtrez même si elle était uni-jambiste ou s’il lui manquait d’autres caractéristiques.
L’image surabondante, au contraire, submerge nos capacités de représentation et ne laissent que peu de place à l’essence des choses. L’image vient imposer ses traits et il devient plus difficile d’en extirper l’essence. Les choses sont, tout simplement. Si les choses sont, il ne reste à l’homme qu’à s’habiller des nippes du spectateur passif tandis que s’émousse le principe d’action. Il n’est alors guère plus qu’un consommateur d’image. Le tableau figuratif se présente à nos yeux directement, certes. Mais plus encore, les représentations surnuméraires noient le sens, éteignent la faculté d’étonnement (qu’on dit pourtant capital pour penser le monde) et engloutissent le contexte historique de la création de l’image, son origine, son but ainsi que la relation que l’auteur cherchait à établir avec son spectateur.
Les images se fétichisent alors et deviennent leur propre objet au détriment du sujet d’art. Et les photos touristiques de la Tour Eiffel de pulluler, véritables râles d’exaltation du « je ». Le vrai sujet de la photographie amateur est « j’y étais » et « j’ai vu ». Et la Joconde de devenir connue pour elle-même et les caricatures de Mahomet d’en venir à incarner des valeurs républicaines françaises et de prendre pignon sur rue pour le symbole que des actes exogènes lui ont conférés.
De l’image outil d’appréhension du réel à celle enjeu de pouvoir et, enfin, référentiel de ce nouveau vivre ensemble, les moyens du monde moderne lui donnent naissance une seconde fois. Son cortège amplifié de conséquences l’y suivent. Parmi elles, la guerre d’image qu’est aussi cette décapitation. Et la laideur dans tout cela alors ? Marchandisation, banalisation et perte du sens objectif défont le lien de l’art et écrasent l’universel du beau. Et si l’art contemporain, très secret sur son véritable sens, ne le présentant qu’après maintes recherches de la démarche, de l’œuvre (au masculin) et de l’artiste, était désormais le dernier rempart contre la ligne sans cesse reculant du sens contre la sensation ? Et si l’art contemporain pouvait encore tenir en respect la barbarie ?
Edgar