
Depuis les résultats du premier tour et la percée spectaculaire du candidat de l’Union populaire, beaucoup s’accordent à dire que Jean-Luc Mélenchon aurait bénéficié d’un « vote utile ». Par vote utile, nous entendons le fait de voter pour un candidat différent de celui que l’on préfère, au profit d’un autre candidat compatible avec nos idées et ayant plus de chances d’être élu. On peut aussi parler de vote « tactique » (tactical voting), notion qui semble encore mieux décrire ce comportement. Pendant la campagne et notamment dans ses derniers jours, ce concept a été utilisé de part et d’autre du paysage politique pour décrire la baisse d’Éric Zemmour au profit de Marine Le Pen ou encore celle des candidats de gauche au profit de Jean-Luc Mélenchon.
Le vote utile est bien souvent celui qui se décide au dernier moment, dans les derniers jours, et jusque dans les dernières minutes, dans l’isoloir. Ainsi, il permettrait d’expliquer l’écart de plus de 4 points entre les derniers sondages et les résultats du premier tour, par le rassemblement d’électeurs de gauche autour du candidat insoumis. Cela est appuyé par de nombreux sondages, qui après le premier tour ont montré que c’est bien dans l’électorat de Jean-Luc Mélenchon que se situaient beaucoup de ceux trouvant comme déterminante sa capacité à « être présent au second tour » (62% de ses électeurs selon le sondage IFOP « Jour du vote » du 10 avril). Néanmoins, il n’est pas le premier dans cette catégorie puisque Marine Le Pen obtient 70%. Et, c’est chez le candidat insoumis que « le programme et les projets » sont les plus importants pour les votants, avec 80% d’entre eux jugeant que cela a joué un rôle « déterminant ». De plus, la capacité à être présent au second tour n’est pas déterminante que dans le cadre d’un vote « utile », mais aussi bien évidemment dans le cadre d’un vote par adhésion. Alors, cette idée d’un vote utile à gauche qui a tendance à invisibiliser les autres explications de cette poussée électorale, est-elle totalement véritable ? Jean-Luc Mélenchon a-t-il vraiment bénéficié d’un vote utile à gauche ?
En s’intéressant aux derniers sondages d’avant premier tour et en les comparant avec les résultats de ce premier tour, il semblerait que ce gain d’électeurs ne soit pas seulement lié à un rassemblement de la gauche autour du candidat.
Une percée multifactorielle, entre vote utile, abstention et indécision
Tout d’abord, comparons les scores : d’un côté ceux du candidat de l’Union populaire avant et après le premier tour, et d’un autre côté les scores des autres candidats de gauche avant et après le premier tour. Les chiffres utilisés sont issus des résultats du premier tour donnés par le ministère de l’Intérieur, du dernier Baromètre IPSOS du 8 avril, et de la moyenne des sondages d’avant premier tour effectuée par Contexte dans leur outil « Pollotron ».
Dans les moyennes des derniers sondages, en additionnant les scores de Yannick Jadot (4,86%), Fabien Roussel (2,57%), Anne Hidalgo (1,99%), Philippe Poutou (1%) et Nathalie Arthaud (0,39%) on obtient un résultat d’environ 10,8%. Pour ce qui est de Jean-Luc Mélenchon, il est crédité de 17,5% dans le dernier baromètre IPSOS du 8 avril et se situe entre 16,5 et 18% en fonction des sondages. Et qu’en est-il des résultats ? Les chiffres du Ministère de l’Intérieur sont les suivants : 21,95% pour Jean-Luc Mélenchon d’une part, et environ 10% pour les autres candidats de gauche d’autre part (respectivement 4,63%, 2,28%, 1,75%, 0,77% et 0,56%). Le candidat de l’Union Populaire aurait donc gagné environ 4,5 points entre les derniers sondages et les résultats, quand l’ensemble des autres candidats de gauche n’auraient perdus, eux, « que » 0,8 points. En imaginant que Jean-Luc Mélenchon ait réussi à récupérer l’intégralité de ces 0,8 points, d’où viennent les autres électeurs gagnés par le candidat ?

La réelle baisse subie par ces candidats est plutôt observable à partir de la mi-octobre puisqu’on peut voir que Yannick Jadot et Anne Hidalgo ont perdu respectivement 4% (de 8 à 4% environ) et 3% (de 5 à 2% environ) entre ce moment-là et les derniers sondages. C’est au même moment que le candidat de l’Union populaire a commencé à monter dans les intentions de vote. Néanmoins, son augmentation sur cette période-là (environ 10 points) reste plus importante que la baisse subie par les autres candidats de gauche qui, cumulés, ont perdu environ 7 points dans les sondages. Ainsi, même si cette baisse pourrait expliquer une partie de son augmentation fulgurante dans les intentions de vote, il est difficile de connaitre la nature et le nombre exact de ces possibles transferts d’intentions et de voix. De plus, comme nous l’avons vu, le score de Jean-Luc Mélenchon dans les derniers sondages est au moins 4 points inférieurs à celui obtenu au premier tour, là où les autres candidats de gauche ont eu des résultats plutôt proches des derniers chiffres donnés par les instituts.

En reprenant les précédents sondages et résultats, un chiffre est particulièrement frappant : celui de l’abstention. Non pas qu’elle ait été particulièrement élevée au premier tour, ce qui est le cas, mais plutôt que l’écart des chiffres de l’abstention entre les sondages et les résultats soit assez significatifs. C’est dans cet écart que pourrait s’expliquer une partie des 4 points gagnés par le candidat insoumis entre les derniers sondages et le premier tour. En effet, selon le dernier Baromètre IPSOS l’abstention était estimée à environ 28% au premier tour. Pourtant, on constate un taux d’abstention manifestement plus faible lors des résultats avec environ 23,7% des inscrits ne s’étant pas déplacés aux urnes. Cet écart d’environ 4 points pourrait donc être à l’origine de ce score en quelque sorte inattendu de Jean-Luc Mélenchon, qui aurait réussi à mobiliser une partie importante des abstentionnistes dans les derniers jours avant l’élection ; sans considérer que ces chiffres équivalents soient jumeaux bien évidemment. Rappelons que l’on retrouve chez les abstentionnistes une grande proportion des Français issus des classes populaires et défavorisées avec une surreprésentation des ouvriers et employés, 34% des abstentionnistes touchent moins de 1250€ nets par foyer, et leur niveau d’insatisfaction à l’égard de leur propre vie est supérieur à la moyenne (Sondage IPSOS du 10 avril, « Sociologie des électorats et profil des abstentionnistes »).
Toutefois, cet article n’entend pas démontrer que les 4 points gagnés par le candidat de l’Union Populaire sont dus aux 4 points d’abstentionnistes en moins, ni à quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. Il entend plutôt montrer que cette augmentation ne serait pas seulement un vote utile. Oui, de nombreux électeurs de Yannick Jadot, Fabien Roussel, et autres candidats de gauche se sont finalement tournés vers Jean-Luc Mélenchon dans l’espoir d’avoir un candidat de gauche au second tour. Cependant, là où J-L. Mélenchon a connu une augmentation d’au moins 4 points, tous les autres candidats de gauche réunis n’ont subi une perte que de 0,8 points. Ainsi, il semble périlleux de lier cette performance électorale à un vote seulement utile. Oui, ce vote existe et a joué dans les gains du candidat Mélenchon, mais sûrement dans une moindre mesure.
Alors, une piste serait, comme nous l’avons vu précédemment, sa capacité à recruter une partie importante des abstentionnistes, mais pas seulement. En effet, les sondages ne prenant en compte que les intentions de ceux « certains d’aller voter » et ayant fait leur choix, une autre explication de cette poussée pourrait aussi être l’indécision, très importante dans l’électorat de gauche notamment comme l’ont montré de nombreux sondages. Néanmoins, il semble encore une fois difficile de mesurer les transferts entre indécision ou abstention et vote pour Jean-Luc Mélenchon.
Quelles conséquences pour les législatives ?
Dans ces conditions, et dans le contexte de signature d’accords programmatiques, stratégiques et électoraux entre les différentes forces de gauche avec à leur tête l’Union populaire et Jean-Luc Mélenchon, cela semblerait plutôt de bon augure pour la France Insoumise et plus généralement la gauche dans la perspective des législatives. D’autant que selon le premier sondage IFOP sur les législatives, 35% des Français souhaiteraient voir « La gauche unie (PCF, PS, LFI, EELV) » remporter les élections législatives, devant RN/Reconquête (29%), majorité présidentielle (26%), et LR/UDI (10%). Néanmoins, ces sondages nationaux sur les législatives sont bien évidemment à prendre avec des pincettes, étant donné qu’ils ne prennent en compte ni les particularités de chaque circonscription, ni la notoriété ou la personnalité des candidats investis. Pour autant, l’Union populaire pourrait espérer capitaliser sur cet électorat récemment mobilisé, tout en rassemblant dans le cadre de la Nouvelle Union Populaire Ecologique et Sociale (LFI, PS, EELV, PCF) l’ensemble de l’électorat de gauche. Cela diminuant donc significativement les possibilités de division, par la mise en place d’investitures uniques à gauche (sauf dans certains cas comme en Occitanie par exemple où la présidente de région PS Carole Delga prône une ligne autonome de toute entente avec la France Insoumise).
Face à cette coalition (NUPES), et dans la perspective des législatives, les autres partis s’organisent aussi. En effet, la majorité présidentielle vient de se rassembler au sein de la confédération « Ensemble » avec notamment le Modem, Horizons et Agir. De plus, dans le contexte de la NUPES, elle souhaite attirer les socialistes « apatrides », comme l’a exprimé Olivier Véran, c’est-à-dire ceux ayant été exclus ou ayant refusé d’intégrer la coalition de gauche. Par ailleurs, la majorité présidentielle compte aussi sur les « tentations macronistes » de certains cadres ou candidats LR, tentations facilitées par la position ambigüe de Nicolas Sarkozy, toujours membre du parti Les Républicains mais en plein rapprochement avec La République En Marche. Enfin, l’extrême droite semble pour le moment partir divisée. Le « bloc national » souhaité par Éric Zemmour est dans l’impasse, alors que le Rassemblement National a refusé la proposition d’alliance de Reconquête.
A propos des sondages : Cette réflexion conduit également à rappeler que les sondages ne sont qu’un cliché de l’opinion à un moment donné. Comme l’ont expliqué les responsables des principaux instituts dans un article publié le 16 février 2022 dans Le Monde : « Surtout, ne nous trompons pas sur le sens des sondages d’intention de vote. Leur vocation est d’abord de comprendre l’opinion des Français à un moment donné, de suivre leurs fluctuations dans le temps, les porosités entre les électorats, le moment où les intentions se cristallisent en fonction de l’évolution de la campagne. Ils sont à lire comme un film et non comme une photo fixe et définitive, et l’influence d’éléments exogènes sur le vote des citoyens comme leur mobilité accrue rendent le résultat incertain jusqu’au jour du scrutin. » (« Non, la ‘dictature des sondages’ ne tue pas le débat électoral ! »).
L’objectif de cet article a donc été de porter la réflexion sur ce « sur-succès » de Jean-Luc Mélenchon, en remettant en cause la centralité et l’unicité de la dimension utile du vote à gauche.
Valentin Valette.