En t’inscrivant à Assas, jeune L1, tu n’avais pas vraiment idée de ce qui allait suivre. Tu pensais jouir paisiblement d’un cadre reposant, avec son CROUS miniature, son plafond lumineux et sa coquette petite BU, mais voici qu’à mi-semestre tu dois acquérir une nouvelle langue vivante ! Trop vite enterré, le latin trouve dans le cadre universitaire un terreau fertile, et une conclusion s’impose avec la force de l’évidence : en droit, la langue de Molière est une langue étrangère en terres inconnues.
Tout est devise, tout est adage, et pour appuyer leur force, le latin est incontournable. Et du latin, tu vas en bouffer, pardonnez-moi l’expression, ad nauseam. Ainsi, quand en amphithéâtre le professeur en toge viendra à citer – en latin, évidemment – un principe sui generis, créé ex nihilo par la doctrine un soir de colloque bien arrosé selon la maxime qui veut qu’in vino veritas, c’est en serrant les fesses que tu espéreras l’avoir dactylographié correctement.
Et le soir venu, tu repenseras avec nostalgie à ces quelques amis qui avaient choisi de suivre des cours de latin au collège, voire au lycée, et dont tu t’étais moqué tant et plus. Tu ne ries plus autant, désormais, alors que tu luttes pour orthographier l’incontournable infans conceptus pro nato habetur quoties de commodis ejus agitur, et les larmes coulent abondamment sur tes joues glabres tandis que Word souligne l’ensemble de ta phrase en rouge.
Alors tu envieras le précieux savoir de tes amis latinistes, leur précise connaissance de ce langage ésotérique et l’aisance de leur diction. Car tu auras beau faire, tes tentatives pour ânonner péniblement que praestat cautela quam medela ne provoqueront que moqueries, sourires condescendants et rires nerveux ; violenter une langue morte, ne serait-ce pas de la nécrophilie ? Connaître l’expression n’est pas tout, encore faut-il savoir la prononcer. Tu auras beau te renfrogner devant la légèreté blâmable de tes interlocuteurs, proclamant haut et fort que le chêne ne se soucie pas du cochon qui se frotte contre lui, le mal aura été fait, et pire que la fiche S te voilà fiché plouc.
Pour te prétendre plus à l’aise avec cette langue que tu ne l’es, tu peux toujours tenter de cuisiner ton propre latin en séance de travaux dirigés, espérant que ton chargé soit aussi ignare que toi. Un petit suffixe en –am, en –us ou en –i par-ci par-là, et le tour est joué ! Mais c’est un jeu risqué, et il suffit que tu aies mésestimé ton chargé, pour que dans un grand éclat de rire celui-ci ne te fasse remarquer que si tacuisses, philosophus mansisses, provoquant l’hilarité de tes camarades qui n’ont pourtant rien saisi de cette lourde punchline. Décidément, homo homini lupus est.
Mais rassure-toi, ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Et bientôt, le latin deviendra pour toi un compagnon du quotidien, et te servira à asseoir ta domination psychologique sur les amis moins fortunés qui ont choisi des études d’éco-gestion, d’informatique ou d’astrophysique, toutes disciplines méprisables aux yeux du véritable juriste qui n’y perçoit qu’un imbroglio inextricable de principes abscons. Le latin, plus qu’une langue, sera ta science, sera ton arme : l’outil est si distingué, si vénérable, que son usage suffit à propulser celui qui le manie au rang de jurisconsulte.
Et en réalité, c’est la maîtrise – même lacunaire – du latin qui caractérise ton entrée dans le petit monde des juristes. Ceci, et l’usage fait sans retenue des tournures alambiquées, des locutions adverbiales et des phrases à rallonge constitue notre argot, notre dialecte, notre jargon, notre code. Le tout est de savoir faire illusion, et dès lors cet idiome fera des miracles pour toi ; placé au bon moment, le mot juste saura faire grimper ta street cred.
Tu t’en rendras compte très vite, et tu te mettras avec joie à pousser de retentissants QUID ?! dès que l’occasion se présentera ; en toute situation, c’est un mot compte triple.
Mais de manière malheureuse, les adages latins ne sont pas privilège d’homme de loi. Il en existe quantité, qui servent de devise à telle ville ou telle contrée ; et il arrivera qu’il te faille endurer, la mâchoire serrée, la présence d’un prétentiard qui énonce doctement que virtus unita fortior. Tu ne pourras que bouillir intérieurement, te désolant de cet opportunisme culturel, car tu te doutes bien que cet olibrius péteux n’a découvert cette circonvolution verbeuse que par hasard, en consultant la page Wikipédia de l’Angola. Affligeant.
Parfois, tu te diras en toi-même que peut-être tant de chichis ne sont pas nécessaires. Mais tu y prendras goût, au fil du temps, alors que tu te sentiras irradier de pouvoir tandis que tu proclameras le droit par cette langue, tout en faisant de grands gestes de l’index dans l’espoir que nul ne décèle la supercherie.
Et quand tu seras plus expérimenté, disons à la fin du premier semestre, ce sera à ton tour de démasquer les imposteurs qui eux aussi utilisent le latin pour se donner un air entre deux mondanités. Tu pourras même, ironie suprême, hocher la tête avec gravité, comme c’est l’usage en société.
De toute manière, quidquid latine dictum sit, altum sonatur.
Guillaume Blanc