NDLR : Cet article est une réponse extérieure à un article paru dans nos colonnes le lundi 6 avril 2020, consultable ici.
Il est des jours où on a du temps à perdre, c’est mon cas aujourd’hui. L’objectif de cette contre-tribune n’est pas de faire l’éloge de la discrimination positive. Non, elle s’insurge contre un phénomène qui touche de plus en plus notre société, dénommé par ailleurs « inculture ».
C’est le fait de déguiser des idées très simples à coup de belles phrases, de mots de plus de trois syllabes, le tout enrobé dans des références culturelles pour donner un semblant d’intellect. Une fois, l’idée martelée, elle devient dogme, laissant la réflexion, l’analyse et le doute, à la porte.
Cette contre-tribune sera donc divisée en deux parties : la première consacrée à la déconstruction de la tribune visée, la seconde s’attaquera à la chimère méritocratique dont est empreint cette dernière.
Partie I : Déconstruction de la tribune (par Juline Lars)
Dès le départ, notre disciple d’Huntigton et de Bellamy nous fait part de sa volonté : il nous démontrera comment la discrimination positive, politique publique « bien-pensante » a un impact éducatif et culturel catastrophique sur la société française. Pourquoi pas ? Tant que cela est démontré, expliqué, à l’aide d’exemples pertinents, de statistiques, d’études, nous laissant entrevoir le bouillonnement intellectuel de son auteur, cela ne me pose aucun soucis. Débattre est toujours un plaisir et c’est bien plus amusant lorsque le contradicteur ne partage pas notre avis.
Hélas, l’article visé, ne laisse pas de place à cette forme d’intelligence. On assiste à une confusion terrible : celle d’un dogme, celui de la méritocratie, que l’on vient superposer à des exemples mal choisis, des auteurs mal choisis ou non maîtrisés, pour asséner des vérités, sans réellement les argumenter. Reprenons donc point par point, les « arguments », énoncés par son auteur.
Première faille, on ne nous définit pas ce qu’est la discrimination positive à la française. De quoi parle-t-on exactement ? Parlons-nous d’objectifs de pourcentage (objectifs pas quotas) de boursiers dans de grandes écoles, la création d’une classe préparatoire à l’ENA pour ces derniers, de cycles de préparations aux écoles nationales de Théâtre réservés aux boursiers, de la convention d’éducation prioritaire d’IEP de Paris ? Et dans ce cas, concrètement : En quoi le fait d’avoir des formations qui tentent de pallier les inégalités liées à l’éducation reçue, en n’admettant qu’un nombre infime de boursiers (eux-mêmes mis en concurrence les uns avec les autres) est une atteinte à la méritocratie ? Le taux d’insertion professionnelle de Science Po Paris a-t-il diminué depuis l’ouverture de la CEP ? Les résultats des étudiants, au sein de ces grandes écoles, sont-ils plus faibles lorsqu’ils sont issus de milieux populaires ? Voici les véritables interrogations qu’il aurait fallu poser. Mais non, assertion sur assertion, on ne démontre rien.
On commence par nous citer Xavier Bellamy, auteur présumé du « choc des incultures ». Or il s’agit d’un ouvrage de Francis Balles (Professeur de sciences Politiques de Paris II et ancien membre du CSA, cela dit au passage), qui dénonce, par cette expression, la culture médiatique, celle de la polémique, dont Xavier Bellamy fut une belle illustration avec ses positions sur l’Islam. On nous dit ensuite, que la discrimination positive est responsable de ce choc des incultures, mais on ne nous explique pas pourquoi. Cela montre d’une part, que l’expression est ici réappropriée, que l’auteur n’a pas été lu et enfin, on assène une conséquence de cause à effet, sans lien de causalité.
Ensuite on ne comprend pas très bien, il nous est dit que « l’ascenseur social est en panne » est la disquette du moment. La disquette comporte une part de mensonge. La disquette, se caractérise par son côté général, répété et surtout non prouvé comme « quand on en veut on peut ». L’auteur sous-entend donc qu’il ne croit pas en la panne de l’ascenseur social. Mais pourquoi, nous dit-il plus tard, que 30% des enfants des classes populaires dans les années 1950 accédaient aux quatre plus grandes écoles françaises (ENA, HEC, ESSEC, etc.) contre 9% en 2010. C’est donc qu’il admet bien que l’ascenseur social est en panne. Cela présente bien une certaine gravité qui justifie un discours alarmiste, non ? On relèvera, par ailleurs, la lecture catastrophique des statistiques. Ce n’est pas 30% des enfants des classes populaires, qui intégraient ces grandes écoles, mais 30% des étudiants qui auraient intégré ces écoles qui seraient issus des milieux populaires. Il nous manque, bien évidemment la source, ce qui continue à décrédibiliser sa réutilisation ratée. J’ai fini par la retrouver (à retrouver ici https://www.senat.fr/rap/r06-441/r06-44113.html ), les chiffres sont nuancés et mis en parallèle avec d’autres grandes écoles (moins prestigieuses que les précédentes je vous l’accorde) mais qui mettent tout de même en avant une ouverture sociale plus importante.
Arrive ensuite, une chute qui ne se termine pas. On cite Rawls. Je n’ai rien à dire sur le résumé des thèses de ce dernier. Mais encore un fois la pseudo-cause de la conséquence, arrive comme un cheveu sur la soupe. Ironie du sort, c’est donc moi (prise à Assas pour faire monter les statistiques de provinciaux) qui vais apprendre à un étudiant en droit que le lien de causalité est la base d’une démonstration réussie…
On nous parle d’un « constat sans appel ». Très bien. Lequel ? On nous gave, à coup « d’assistanat », des « bénéficiaires discriminés » au détriment de « réels talents ». Pourquoi pas ? Mais comment ? Qui ? Quelles études montrant les impacts si désastreux de cette discrimination positive ? La même idée se poursuit à coup de belles phrases ampoulées, mais où est le fondement ? On insinue, que ceux qui bénéficient de la discrimination positive ne sont pas talentueux, qu’ils sont incultes. On érige, Stephen L.Parker en parangon de cette méchante discrimination bien-pensante. Bah oui, c’est évident. C’est parce que Mathieu Laine rapporte que Stephen L. Parker a été discriminé positivement à Harvard car noir que forcement il y a dévalorisation du diplôme. Observons d’autre part la confusion régnante : on parle du système américain, où il y a de véritables problèmes d’accès des afro-africains à l’enseignement supérieur, avec de fortes accusations de racisme qui pèsent sur les universités. On est par ailleurs, dans les années 1980, à peine 16 ans après la fin de la ségrégation raciale. Et notre auteur de la tribune prend cette situation très particulière, qui s’inscrit dans un contexte culturel et historique et le prend comme exemple pour dénoncer la discrimination positive, telle qu’elle existe en France en 2020. On associe donc une discrimination positive de milieux sociaux défavorisés, avec des procédures de concours différentes, à un recrutement arbitraire fondé sur une couleur de peau. Cela n’a tout simplement aucun sens.
Et pourtant, il en existait un de boulevard, pour démonter la discrimination positive. Je vais citer, Simon Wuhl, qui a pour défaut d’être un sociologue, dont les études portent sur la justice sociale et critiquent la discrimination positive telle qu’elle existe aujourd’hui en France. Comment ? Cela signifierait-il que, contrairement à ce qu’affirme l’auteur de la tribune, toutes les thèses de sociologie n’appuieraient pas la discrimination positive en reconnaissant l’existence des inégalités sociales ? Pire, ces dernières seraient-elles dignes d’intérêt ? Et voici peut-être l’un des seuls passages de l’article visé, qui nous épargne de sa bêtise : le fait qu’on ignore les problèmes structurels des inégalités sociales et que c’est à la source qu’il faut s’intéresser. Malheureusement, il manque encore une fois une démonstration. Vous retrouverez ici, celle de Simon Wuhl (si vous avez du temps à perdre, ce n’est pas ce qui nous manque : https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2008-4-page-84.htm) Enfin, une étude bien plus pertinente aurait pu être citée, en 2017, 40% des étudiants admis à l’IEP de Paris par convention d’éducation prioritaire (selon la direction de Science Po Paris), étaient issus d’une CSP+, ce qui signifie que la procédure est dévoyée et qu’on revient aux même problèmes. Voilà en somme, ce qu’on aurait pu dire, avec un peu plus de lettres et d’esprit, mais surtout moins de mépris pour la sociologie.
La chute s’achève dans un nouveau gouffre, dont on ne comprend toujours pas le chemin parcouru, par de sublimes insultes, sorties tout droit d’une condescendance de classe : les discriminés sont tous des incultes illettrés, sans personnalité, et conformistes. C’est après tout bien connu, ce sont les notes et les résultats aux concours qui forgent l’individualité. On n’aura toujours pas compris quelles étaient les conséquences désastreuses de la discrimination positive sur la société française, mais, était-ce vraiment le but de cet article ?
Le plus grave en réalité, c’est encore cette obsession malsaine pour la méritocratie qu’on oppose à un supposé assistanat, qui fait fantasmer les classes sociales les plus aisées. Je laisse un autre gauchiste s’y attaquer. Je ne voudrais pas par la radicalité de mes idées continuer à démériter. Gardons juste en tête ceci : il n’y pas plus conformiste que de défendre anonymement la méritocratie lorsqu’on est étudiant à Assas
Partie II : La chimère méritocratique (par Pierre Montero)
Pour définir la méritocratie il faut commencer par comprendre ce qu’est le mérite, car après tout, une méritocratie n’est qu’un système dont la valeur la plus importante est ce fameux mérite.
Le mérite c’est la qualité que l’on attribue à une personne qui a réussi, à parité de situation, à obtenir un résultat meilleur qu’un ou des autres. Bref, le méritant c’est celui qui (avec les mêmes outils) fait mieux que tout le monde.
C’est vrai, c’est très intéressant comme qualité à exacerber, à encourager, cela permettrait de favoriser les “meilleurs” en leur donnant le statut social que l’on trouverait en accord avec leur talent. Mais il y a deux problèmes majeurs.
Tout d’abord, il y a la fameuse parité de situation, l’égalité de base qui permet de comparer les individus afin de déterminer le meilleur. Ironiquement, voici l’utopie, elle n’existe pas !
Les inégalités dues aux discriminations selon les revenus, l’éducation ou son accès, le genre, les maladies, l’origine ethnique, le pays de naissance aussi, etc. Toutes ces inégalités faussent le rapport initial qui lie les individus. Comment juger moins méritant un handicapé intellectuel qui a réussi à force de travail à passer son bac à 25 ans, que nous autres étudiants actuels qui arriveront (peut-être) à obtenir un diplôme universitaire en suivant le parcours classique ?
La réponse est simple, on ne peut pas. Et ce tout simplement parce que les situations des deux éléments de la comparaison sont trop différentes pour reconnaître à l’arrivée un quelconque mérite de l’un par rapport à l’autre.
Le deuxième problème, c’est qui juge de ce qui est “mieux” ? Quel moyen utilise-t-on pour comparer les personnes, quelle est l’échelle prise en compte ? Le salaire peut être ? Le niveau d’étude éventuellement ? La quantité de capital amassé tout au long de sa vie pourquoi pas ?
Quand bien même vous arriveriez à trouver une méthode de classement que vous considéreriez comme la plus pertinente, le vrai problème arrive ensuite.
Il faut justifier ce choix de méthode. Pourquoi celle-ci et pas une autre ? Tous les critères cités avant sont relatifs qu’à l’individu, mais qu’en est-il des artistes, des professeur.e.s, des membres d’ONG ? Ceux qui se dévouent pour les autres ou une cause ne sont-ils pas plus méritants que ceux qui ne pensent qu’à la valeur de leur diplôme ? La réponse à cette question n’est pas intéressante, ce qui est à relever c’est que la question est possible.
Tout système de critères pour évaluer les individus est arbitraire et surtout, peut être relativisé, à un certain degré. Et si une autorité supérieure s’en empare pour déterminer quels sont les critères applicables à tous, qui est le garant de la légitimité de cette autorité sur ce domaine ?
En d’autres mots, les moyens d’évaluer les individus sont nombreux et ne sont pas “hiérarchisables” entre eux, de telle sorte qu’il est impossible d’en privilégier un pour apprécier un individu dans sa totalité, dans ce qui fait son “mérite”.
Tout cela pour dire que finalement, le mérite c’est très mignon, mais que cela ne fonctionne pas pour organiser et hiérarchiser une société. Le mérite en tant que valeur objectivement observable n’existe pas, vous êtes dès lors priés de bien vouloir vous abstenir de parler de méritocratie.
Mais si la démonstration de l’inexistence du mérite est si simple, comment se fait-il que l’on en entende parler sans arrêt ? Ou pour reprendre le présupposé de la tribune, ne sommes-nous pas dans une méritocratie ?
Disclaimer : Comme l’a rappelé un internaute dans les commentaires, la tribune commentée était “engagée”, ce qui va suivre l’est tout autant.
Tout d’abord le mérite est une valeur très récente, avant les années 70-80, c’était même une notion qui n’était presque pas abordée dans l’espace public. Ce qui permet déjà de relativiser l’importance qu’on lui accorde de nos jours. Avant la Révolution française et tout au cours du XIXème siècle, les riches justifiaient leur situation par la nature, le sang, ou l’ordre social naturel. Mais ces notions ont pris un sérieux coup de vieux au XXème siècle.
Le mérite, ce que Bourdieu appellerait “structure sociale”, est une notion ici, une valeur, qui interagit avec le corps social et qui exerce sur celui-ci une influence. Navré d’évoquer ici une vulgaire “théorie sociologique”, mais elle fait l’objet d’un consensus scientifique qu’il faut rappeler tant bien que mal face à cet amer goût d’inculture.
Ce qui importe dans le mérite n’est pas sa réalité mais ce qu’il permet de faire. Le mérite en tant qu’appréciation a posteriori de situations existantes permet de les légitimer selon la logique suivante. “Si je suis dans cette situation avantageuse, et cette personne dans cette situation précaire, c‘est finalement parce que j’ai travaillé, par conséquent, elle non, car mon statut je le mérite”.
Donc si les personnalités publiques (de droite) vous rabâchent les oreilles avec le mérite c’est parce que cette notion, qui on l’a vue n’existe pas, permet de légitimer leur situation favorable. Elle permet de se dire à eux-mêmes qu’ils sont beaux, forts et puissants, et envoie un message aux moins favorisés, “c’est votre faute si vous êtes sans cette situation, il fallait se bouger”. C’est un de ces vecteur de “responsabilisation », voire de « culpabilisation » si cher à notre gouvernement, ce qui le rend encore plus méprisant.
Pourtant, se croire plus méritant qu’un autre c’est faire ce que les sociologues appellent une “erreur fondamentale d’appréciation”. La personne attribue à réussite à des facteurs qui lui sont internes (son mérite) et mésestime le reste des facteurs, extérieurs, qui lui ont permis d’obtenir sa situation (l’éducation qu’il a reçue, l’héritage culturel et économique, l’absence de pathologie, les opportunités qui lui ont été offertes, etc.).
Là je suis obligé, par honnêteté intellectuelle de vous dire que la détermination de l’importance objective des facteurs de réussite d’un individu ne fait pas consensus. Certains comme Bourdieu vous dira que c’est l’héritage (culturel, social, économique, etc.) qui conditionne un homme. D’autres comme Boudon, vous diront que l’héritage n’est qu’un facteur parmi plusieurs, et que le travail individuel est également à prendre en compte.
Bien que personnellement j’opte plus vers Bourdieu, ce qui est à noter c’est que même Boudon n’irait pas affirmer que le travail individuel (ce que certains appellent abusivement le mérite) seul est à prendre en compte.
En d’autres termes cher.e internaute, il y a une raison pour laquelle on parle de mythe du self-made man, le mérite n’existe pas, il ne sert qu’à légitimer la réussite presque accidentelle des riches et culpabilise les moins bien lotis.
Mais une toute dernière question se pose, qu’est-ce que cette croyance aussi aveugle dans une valeur aussi manifestement mal fondée, dit de notre société, dit de vous ?
Elle dit juste que vous êtes faibles. Vous êtes incapables de comprendre que la majorité de votre vie vous échappe. Jamais vous ne pourrez comprendre que votre confort ne vous est pas dû. Il est fortuit, vous et moi sommes des chanceux, nous sommes nés dans la bonne famille au bon moment, en bonne santé et avec les moyens de faire des études.
Vous êtes dans le déni de la réalité de votre situation, perdus dans le confort de vos certitudes, prêt à agresser à vue toute institution ou initiative qui permettrait de mettre au jour l’artificialité de l’organisation sociale dont nous profitons indûment.
Vous êtes de ces individus qui ont les ressources pour comprendre votre chance mais vous préférez vous bercer dans de « l’autocongratulation » méritante. Vous auriez pu être fort, mais avez choisi la facilité et avec elle la faiblesse.
Juline Lars & Pierre Montero